Les études que nous avons réalisées à l’occasion de ce travail s’inscrivent dans un double contexte. Celui de la société française en proie actuellement à un vaste débat sur la chute du taux de nuptialité et le choix de millions de français de pratiquer, au moins temporairement, une cohabitation. Ce débat national, très passionné, oblige tout observateur attentif à faire l’effort d’embrasser des données nombreuses et diverses, de les analyser et éventuellement de produire une synthèse. L’autre aspect de notre travail provient de ma pratique de prêtre catholique accompagnant des étudiants de la ville de Valenciennes. A ce niveau très local, voire interpersonnel, le travail sur le terrain m’obligeait à travailler au cas par cas. Les circonstances du mémoire pour le D.E.A. que je présente font qu’il m’a été permis de faire le rapprochement entre ces deux approches générale et singulière. Les questions sous-jacentes à l’une ou l’autre des approches sont finalement les mêmes : pourquoi y a-t-il une chute de la nuptialité en France ? Pourquoi untel et unetelle ne se marient-ils pas ? Développons un peu plus chacune des deux approches.
A. Une question très actuelle
« Le droit doit suivre les mœurs ». Le débat sur le Pacte Civil de Solidarité (Pacs) qui s’est développé dans la société française depuis l’été 1998 a vu la répétition de cet argument sous bien des modes. Déjà le 5 août 1997 le collectif pour le contrat d’union civile et sociale (Cucs) constatant une évolution notable des mœurs au travers de statistiques peu discutables, faisait la remarque suivante dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi (1) : « Ces évolutions témoignent d’un changement profond des attitudes et des comportements. (…) La présente proposition de loi a pour but (…) de combler l’écart entre les modes de vie de plusieurs millions de Françaises et de Français et l’état du droit positif ».
Un peu plus tard, le parti communiste français avait remis le 6 octobre 1997 à l’Assemblée Nationale (2) une « proposition de loi relative aux droits des couples non mariés » dont l’exposé des motifs commençait par les mots suivants : « Le retard du droit sur les mœurs apparaît aujourd’hui particulièrement évident pour les couples vivant en dehors du mariage. »
Lors du premier débat (3) à l’Assemblée Nationale le 30 septembre1998, L. Patrick Bloche rapporteur, a rappelé que « le Pacs a simplement pour objet de traduire dans le droit des évolutions de la société qui prennent en compte la réalité de la vie quotidienne de quatre à cinq millions de nos concitoyens. Suivant l’adage : "Le fait génère le droit". »
Or l’adage ne dit pas explicitement que le droit doit traduire dans des textes positifs la réalité des mœurs de la société. Les faits, dans leur brutalité, provoquent le législateur à prendre position, à accompagner ou à résister aux événements, durables ou non, qui traversent le corps social. En effet, si, à titre d’hypothèse, la criminalité avait augmenté considérablement, le droit n’aurait sans doute pas produit des lois autorisant les meurtres et les rapines. Autrement dit, s’il est clair que le fait génère le droit, encore faut-il dire en quel sens. L’expression « combler le retard du droit sur les mœurs » qu’assumeraient sans doute les divers groupes qui ont déposé des projets de loi en faveur du Cucs ou du Pacs révèle une interprétation de l’adage en faveur de l’accompagnement et l’encadrement des nouvelles mœurs perçues non seulement comme inévitables mais probablement par certains comme souhaitables.
Ce constat de l’évolution, qui n’est pas contestable à ne considérer que les courbes statistiques, passe rapidement sur l’interprétation de la chute du mariage et de l’augmentation très sensible de la cohabitation comprise comme une communauté de toit et de lit. Or « les chiffres ne parlent jamais d’eux-mêmes ; ils sont toujours l’objet d’un intense travail d’interprétation, dont la portée est d’abord politique, au sens le plus haut du terme. » (4) En fait, les dépôts des projets de loi manifestent une interprétation de cette évolution comme étant sans doute inévitable et face à laquelle le droit positif est inadapté. Partant, le législateur, confronté à un phénomène de nombre, se doit de produire du droit. Or toutes les analyses que l’on a pu lire ne disent pas vraiment pourquoi une telle évolution s’est produite. Même Mme Théry, si j’ose dire, reste prudente. Lorsqu’elle évoque l’interprétation commune, elle le fait au conditionnel : « Durant ces vingt dernières années, a dominé une interprétation du bouleversement en cours qui a attribué aux mœurs elles-mêmes le sens d’un antagonisme indépassable entre l’aspiration à la liberté individuelle et la possibilité d’une loi commune. La vie privée serait devenue, par un profond mouvement de l’histoire, un espace où l’individu ne voudrait plus rendre de comptes qu’à lui-même. Le droit civil serait condamné par les mœurs à se retirer, pour n’être plus prescription mais gestion, sous peine d’atteinte à la liberté de chacun. » (5) Mais se tenir sur une voie moyenne entre le refus d’une crispation des modèles passés et le refus de la démission du droit, ne lui permet pas vraiment de dire pourquoi, en définitive il faut accompagner la désinstitutionnalisation du mariage et sans doute aussi la désaffiliation (6) qui la suit presque inévitablement.
La question qui se pose est de savoir si cette évolution est inéluctable et durable, c’est-à-dire qu’elle est due à une modification structurelle en profondeur de la société et c’est la thèse commune (chute des valeurs, individualisme, hédonisme, …), ou bien est-ce que cette évolution est conjoncturelle et donc plus superficielle, auquel cas il faut chercher le ou les facteurs qui ont produit la nouvelle configuration de la société française. L’évolution du taux de nuptialité est-il structurel ou conjoncturel ? De la réponse à cette question dépend la pertinence des mesures et des lois que prendra le législateur.
B. Une expérience très concrète
Au niveau local, il y a quelques années, alors que j’étais aumônier d’étudiants à Valenciennes (1989-1996), j’ai dû répondre à la question suivante d’un jeune couple : « Peut-on avoir des relations sexuelles avant notre mariage ? ». La réflexion qui a été menée à cette occasion sur la question plus large du mariage lui-même et de ses conditions de possibilités me conduisait à poser un certain nombre de critères comme autant d’indicateurs permettant aux jeunes couples d’évaluer leur niveau de maturité : Maturité psychologique, affective, économique, du projet…
Or la question de la maturité économique me posait une difficulté que je n’avais pas vraiment résolue alors. Ainsi j’écrivais : « L’argent est cependant un réel problème pour les jeunes qui ont atteint une véritable maturité dans leur couple qui souhaitent se marier mais qui n’ont pas de travail. Dans la période de crise actuelle faut-il attendre de sortir de la précarité du travail et acquérir une stabilité économique pour se marier ? Ou bien peut-on se marier dans l’incertitude du proche avenir et dans la dépendance économique des parents. Cela est une vraie question qui concerne un certain nombre de couples, surtout parmi les moins favorisés. » (7) J’ai voulu profiter du travail de ce D.E.A. pour clarifier cette question. Et je ne sais quelle intuition m’a poussé à rapprocher ces deux approches et à les unifier sous le point de vue de l’accès au travail compris comme facteur facilitant ou inhibant pour l’acquisition du statut matrimonial.
C. Cadrer le domaine de la recherche
La difficulté principale pour aborder cette question à propos de l’influence économique dans la décision de se marier pour un couple réside dans la possibilité d’isoler ce facteur parmi tant d’autres. Les études ne manquent pas, en effet, pour montrer que le choix du conjoint, pour être complexe, est loin d’être une affaire hasardeuse. L’homogamie, même si elle baisse légèrement, se situe toujours autour de 50%. Les facteurs psychologiques et sociologiques, les pressions familiales, le niveau des études, le mystère que comporte toute relation humaine… chacun de ses éléments influe non seulement sur le choix du conjoint mais aussi sur la décision de se marier.
Disons le tout de suite, lorsque nous parlons dans ce travail de mariage ou de décision au mariage, il s’agit principalement de la célébration civile du mariage. Nous ne nous intéressons pas ici au pourquoi les couples demeurent fidèles ou pourquoi ils divorcent. Notre intérêt ne se porte pas non plus sur le mariage religieux qui vient toujours en second après le mariage civil et a propos duquel les études statistiques sont moins fréquentes et moins riches. Notre étude porte sur la décision de se marier à la mairie lorsque cette décision porte sur un rendez-vous précis avec l’officier d’état-civil pour célébrer son mariage. Par contraste, nous ne voulons pas nous intéresser aux couples qui décident de se marier mais plus tard, quand ils seront prêts, lorsqu’ils auront un emploi …
La décision de se marier ne dépend pas seulement du choix du conjoint. Elle dépend, aussi de l’importance pour le couple que revêt le rite de passage qu’est ce mariage. C’est un rite qui coûte. Qui coûte en terme de statut social ; qui coûte en termes économiques. La moyenne du prix d’un mariage, robe, costume, repas, … monte souvent au-delà de 30 000 francs. Nous nous sommes intéressés en fin de parcours à cette question du rite de passage et à son coût car ce coût élevé peut être déterminant pour un certain nombre de couples à faible niveau économique comme facteur de retard. La crise économique avec son taux de chômage important diminue les capacités financières de célébrer ce rite. Comme prêtre, combien de fois m’est-il arrivé d’entendre les futurs époux me dire que le mariage était désormais possible puisqu’ils avaient les sous pour faire la fête. Lorsque l’on sait que les familles du Nord s’endettent pour la communion du petit, combien plus l’importance de la fête du mariage joue un rôle déterminant pour prendre ou ne pas prendre ce fameux rendez-vous à la mairie. Faute de temps et d’espace nous n’avons pu faire qu’une approche de cette question. Il aurait fallu faire un travail d’ethnologie contemporaine dont les méthodes d’enquête ne nous sont guère familières. Même si nous ne pouvons le mesurer il nous semble que l’importance du rite et les conditions de possibilité de son effectuation ne constituent pas des facteurs négligeables parmi tous ceux qui contribuent à la baisse du taux de nuptialité.
Pour revenir à la question qui engendre ce travail, elle pourrait se traduire en termes sociaux de la façon suivante : le mariage est-il inaccessible à ceux qui connaissent une grande pauvreté, un chômage de longue durée, en particulier chez les jeunes ? Même s’il est difficile de mesurer le taux de cohabitation (8), il est certain que c’est un phénomène fort répandu. Un bon nombre de cohabitations se trouvent être viables économiquement parlant puisqu’elles existent de fait. En 1996, l’INED estimait le nombre de personnes vivant en couple non marié à 4 millions parmi 30 millions de personnes en couples. Les ressources provenant de la solidarité nationale, familiale ou de petits boulots, mais aussi d’un travail salarié... La capacité à acquérir le statut matrimonial serait-elle alors, dans le contexte français, considérée comme un signe extérieur de richesse ? Dans notre pays, le mariage est-il, de fait, une institution pour les riches ? Cette question ne peut que transpercer le cœur de tout homme épris d’un minimum de sens de la justice et de l’esprit d’égalité qui doit régner dans notre pays. La douleur se redouble pour moi qui suis membre de la communauté chrétienne, communauté qui tient en haute estime le mariage lequel, pour la communauté chrétienne, lorsqu’il est célébré sacramentellement, est à la fois une source de vie pour le couple et un signe de l’amour de Dieu envers son peuple. Travailler dans cette direction serait tirer notre sujet sur le terrain de la justice sociale, ce que nous ne voulons pas non plus.
Il faudra certainement évoquer ce thème dans nos conclusions. Mais, plus modestement, notre choix d’étude cherche à saisir le rapport de dépendance qu’il y aurait entre la décision de se marier et l’acquisition préalable d’un statut professionnel.
Le lecteur l’aura compris, par conviction nous sommes attachés à l’institution du mariage tant civil que religieux. Au niveau civil que seul nous aborderons dans ce travail, comme institution sociale, le mariage permet aux couples et aux familles de se tenir dans la vie en tenant leur parole et d’être un lieu d’épanouissement et d’humanisation pour les enfants qui y naissent. La chute importante du nombre de mariages en France (9) nous touche. Nous espérons cependant que nos convictions ne viendront pas par trop colorer l’interprétation de notre enquête.
Pour ce faire, il nous a fallu cadrer le plus scientifiquement possible et de manière très vérifiable notre travail. La cause de la chute du taux de mariage et l’accroissement simultané de la cohabitation sont-elles seulement dues à une baisse des valeurs ou bien doivent-elles être interprétées comme un symptôme éminent de la crise sociale qui touche la France depuis 1975 ? Peut-on imaginer de mesurer la part d’influence de cette crise ?
On verra que notre travail a des implications très concrètes. Ainsi il permet, à notre avis, de dépassionner le débat qui touche cette institution, notamment à l’occasion des discussions à propos Pacs en 1998-1999 en apportant des éléments d’analyse que nous espérons suggestifs.
D. Le choix d’une enquête statistique
Il y avait bien des manières d’aborder cet ensemble de questions.
Fallait-il s’intéresser à l’aspect psychologique ou socio-psychologique en centrant le problème sur le besoin de sécurité ? Il aurait été alors nécessaire de travailler autour de la pyramide des besoins de Maslow (10) et des critiques qui lui ont été adressées. Cela aurait supposé mener une enquête par interview et d’essayer de trouver des marqueurs de ce besoin de sécurité dans le discours des personnes. Sur ce terrain, le temps disponible et la compétence manquaient.
C’est pourquoi nous avons choisi de mener une enquête purement sociologique sans nous intéresser à la notion de « besoin de sécurité » pour nous en tenir au constat d’attitudes enracinées chez les français de la métropole. La disponibilité du matériau statistique nous a encouragés à progresser dans cette voie. De plus si les articles évoquent le lien qui peut exister entre niveau économique et couple ou mariage ou encore divorce (11), … peu, pour ne pas dire aucun, aborde de front la question de savoir si le chômage est un handicap pour se décider à acquérir le statut matrimonial et à quel titre. Peut-on mesurer le poids de ce handicap ?
Le lecteur verra que d’une certaine manière, cela est possible. Il existe bien une habitude socialement incorporée qui veut que l’on ne se marie que lorsque l’on a un emploi. Qui plus est, il nous semble que notre étude manifeste l’intérêt des français pour l’institution du mariage, un intérêt que, hélas, les ténors de la sociologie française ne savent pas toujours voir.
© Bruno Feillet
Notes
1. Assemblée Nationale, Document N° 88, 5 août 1998.
2. Assemblée Nationale, Document N° 249, 6 octobre 1997.
3. Compte rendu N° 67, mercredi 30 septembre 1998, séance de 11 heures 30.
4. Irène THERY, Le démariage. Justice et vie privée. Paris, Odile Jacob, Coll. Opus N° 22, 1996, p. 405.
5. Irène THERY, Le démariage. Justice et vie privée. Paris, Odile Jacob, Coll. Opus N° 22, 1996, p. 405-406
6. Cf. Irène THERY, « Différence des sexes et différence des générations », in Esprit N° 12, 1996, p. 76.
7. Bruno FEILLET, Pouvons-nous avoir des relations sexuelles avant notre mariage ?, Valenciennes, disponible chez l’auteur, 1996, p. 73.
8. A ce sujet, on lira avec profit l’excellent article de Laurent TOULEMON, « La cohabitation hors mariage s’installe dans la durée » in Population, 3, 1996. Spécialement l’annexe 3 p. 707-716.
9. Le nombre de mariages est passé de 406 000 en 1971 à 253 746 en 1994.
10. A. H. MASLOW, Motivation and Personnality, New York, Harper and Row, 1954. Les cinq types de besoins fondamentaux décrits par cet auteur sont : “les besoins physiologiques ; les besoins de sécurité ; Les besoins d’appartenance ; les besoins d’estime ; les besoins de réalisation”.
11. N. HERPIN, “La famille à l’épreuve du chômage” in Economie et statistique, N° 235, 1990.
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