I. La loi française
A. Quelques extraits d'articles de la loi
B. Achat de licence et copie de logiciels.
C. Conclusion
II. Aspects éthiques de la copie de logiciel.
A. Quelques remarques anthropologiques
B. Retour à notre question
C. Copiage et " transgression " de la loi
III. Conclusion générale
Je voudrais m'intéresser ici uniquement au copiage des logiciels payants et à la question éthique sous-jacente. En effet, il existe sur le marché trois types de logiciels : les "freewares" qui sont libres de droit et mis à la disposition du public. Une contribution est parfois sollicitée mais rien n'est obligatoire. Il existe aussi les "sharewares" qui sont disponibles sur le marché, la plupart du temps par téléchargement mais leurs auteurs exigent que vous envoyiez une participation si l'essai vous a convaincu. Pour mieux vous inciter à payer d'ailleurs, la version disponible est soit bridée dans ses fonctionnalités soit dans le temps. Enfin il existe des logiciels dont les licences sont en vente comme on le voit ordinairement dans les magasins plus ou moins spécialisés. C'est à ceux là que nous allons nous intéresser essentiellement. Les sharewares relèvent de cette catégorie.
En réalité, il y a au moins deux approches possibles de la question qui traite de ce qu'il est convenu d'appeler : le piratage de logiciels. La première concerne la question du droit. Que dit la législation française (puisque l'auteur est de nationalité française même si cette question est internationale) ? La seconde porte sur la dimension morale du piratage de logiciel. Et c'est surtout celle-la qui nous intéresse.
I. La loi française
On trouvera par exemple, l'intégralité du texte du Code de la propriété intellectuelle sur le site : http://www.celog.fr/cpi. Les extraits qui suivent ne sont que des extraits du code et ne peuvent servir en l'état pour quelque procédure que ce soit.
A. Quelques extraits d'article
Nous retiendrons en particulier pour le sujet qui nous intéresse que le législateur a :
défini à l'article L. 111-1. le sens de la propriété intellectuelle : " L'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial, qui sont déterminés par les livres Ier et III du présent code. L'existence ou la conclusion d'un contrat de louage d'ouvrage ou de service par l'auteur d'une oeuvre de l'esprit n'emporte aucune dérogation à la jouissance du droit reconnu par l'alinéa 1er. "
distingué le support de l'œuvre de l'œuvre elle-même. Ce n'est pas parce que l'on possède un support (CdRom ; livre) que l'on est pour autant propriétaire du travail intellectuel sur lequel il se trouve. " Art. L. 111-3. La propriété incorporelle définie par l'article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l'objet matériel. "
rappelé à l'article L. 112-1 que la propriété intellectuelle concerne toutes les œuvres de l'esprit : " Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination " et que parmi toutes les formes de production de l'esprit se trouvait " Les logiciels, y compris le matériel de conception préparatoire " (Art 112-2, 13°).
Par ailleurs les sanctions peuvent être très importantes comme en témoigne les articles suivant tirés du code de la propriété intellectuelle :
Art. L. 335-2. Toute édition d'écrits, de composition musicale, de dessin, de peinture ou de toute autre production imprimée ou gravée en entier ou en partie, au mépris des lois et règlements relatifs à la propriété des auteurs, est une contrefaçon ; et toute contrefaçon est un délit. La contrefaçon en France d'ouvrages publiés en France ou à l'étranger est punie de deux ans d'emprisonnement et de 1.000.000F d'amende. Seront punis des mêmes peines le débit, l'exportation et l'importation des ouvrages contrefaits
Art. L. 335-3. Est également un délit de contrefaçon toute reproduction, représentation ou diffusion, par quelque moyen que ce soit, d'une oeuvre de l'esprit en violation des droits de l'auteur, tels qu'ils sont définis et réglementés par la loi. Est également un délit de contrefaçon la violation de l'un des droits de l'auteur de logiciel définis à l'article L.122-6
Art. L. 335-4. Est punie de deux ans d'emprisonnement et de 1.000.000F d'amende toute fixation, reproduction, communication ou mise à disposition du public, à titre onéreux ou gratuit, ou toute télédiffusion d'une prestation, d'un phonogramme, d'un vidéogramme ou d'un programme, réalisée sans l'autorisation, lorsqu'elle est exigée, de l'artiste-interprète, du producteur de phonogrammes ou de vidéogrammes ou de l'entreprise de communication audiovisuelle. (…)
Etant donné ce qui précède, on comprend mieux pourquoi on n'achète pas le logiciel mais seulement le droit de l'utiliser, c'est-à-dire une licence.
B. Achat de licence et copie de logiciels.
Ordinairement, le client achète non pas le logiciel mais une licence d'utilisation. Cette licence ne vaut que pour l'installation sur un seul ordinateur. Ainsi si une entreprise installe le même logiciel sur 50 ordinateurs, elle se doit de payer 50 licences. En général les éditeurs de logiciels font des prix de gros.
En ce qui concerne les particuliers, il est toléré et accepté (mais c'est à vérifier à chaque fois) qu'une licence de logiciel achetée donne la possibilité de copier le logiciel sur un second ordinateur à la condition que ce soit le même utilisateur qui utilise alternativement les ordinateurs fixe et portable.
C. Conclusion
Il est donc clair que la copie de logiciel est un acte illégal et que les sanctions sont graves.
II. Aspects éthiques de la copie de logiciel.
Ce qui m'intéresse plutôt c'est le rapport de l'utilisateur avec sa machine et plus encore avec ses logiciels. Pour cela, Je m'inspirerai en toile de fond d'un ouvrage de Sherry Turckle paru en 1984 aux États-unis et traduit en français par Claire Demange aux éditions Denoël en 1986 " Les enfants de l'ordinateur ".
A. Quelques remarques anthropologiques.
Cette psychosociologue américaine étudiait alors les comportements des enfants devant les jouets électroniques ainsi qu'une population très spéciale qu'on appelle encore aujourd'hui les " hackers ". Dans cette seconde catégorie de personnes étudiées, elle décrit les hackers comme se comprenant eux mêmes comme un ordinateur avec une structure intellectuelle comparable à un système informatique.
Elle montre combien " l'ordinateur est un nouveau miroir, la première machine psychologique. Au-delà de sa nature en tant qu'engin analytique, il possède une deuxième nature en tant qu'incitatif "1 . L'influence de l'ordinateur peut se faire sentir sous trois types de modalités : au plan métaphysique dans le domaine de l'intelligence artificielle (qu'est-ce que l'esprit humain?), au plan de la maîtrise pour le hacker (miroir de la puissance qu'il faut apprendre à maîtriser et donc convocation du vœu de toute puissance de l'utilisateur) et au plan de l'identité pour le possesseur d'un ordinateur personnel (qu'est-ce qu'un être humain ? en quoi se distingue-t-il de l'ordinateur ? Par la sensualité, les émotions, … ?)2 . Ces trois types d'influence décrivent trois modes de relation à l'ordinateur qui ne sont pas exclusives.
Autrement dit, l'auteur constate que " du fait de son interactivité, de son "caractère animé" (le fait qu'il parle, qu'il joue, qu'il gagne, qu'il "sache" des choses) et de la possibilité qu'il offre de s'exercer au contrôle et à la maîtrise, l'ordinateur participe en fait à la fois au développement intellectuel et émotionnel."3 En faut-il pour preuve cet ami tout juste sorti d'une école d'informatique et qui, à chaque fois qu'il devait modifier l'approche d'un problème, affirmait qu'il se " reformatait " (aspect identitaire et de miroir de la relation à la machine). Ou encore cette religieuse qui disposait d'un ordinateur de marque Victor. Et elle parlait sans cesse, et non sans humour, de " son " Victor. (Aspect émotionnel de la relation à la machine). Sans doute qu'il ne faut pas forcer ces exemples. Cependant Sherry Turckle affirme qu'elle a rencontré des cas " purs " des modèles qu'elle a pu établir.
L'ordinateur, comme capacité logique de calcul ne renvoie à l'homme que sa faiblesse structurelle. Si on n'arrive pas à obtenir quelque chose d'un ordinateur, c'est à cause de l'homme, du programmateur, de soi même en définitive car on n'a pas réussi à maîtriser la machine qui est toujours perçue, abusivement sans doue, comme hyper puissante. Ou alors, c'est que l'on n'a pas réussi à fabriquer des composants plus puissants ou encore qu'il y a eu une faiblesse dans la programmation. Mais de toute façon la machine informatique ne renvoie à l'homme que l'image de sa faiblesse ou bien une convocation à être plus puissant.
Or, vous le savez, cette convocation à plus de puissance vient flatter ce voeu archaïque qui est en nous et que la psychologie freudienne a bien mis en évidence :
" Si nous acceptons le mode d'évolution des conceptions humaines du monde, tel qu'il a été décrit plus haut, à savoir que la phase animiste a précédé la phase religieuse qui, à son tour, a précédé la phase scientifique, il nous sera facile de suivre aussi l'évolution de la toute puissance des idées à travers ces phases. Dans la phase animiste, c'est à lui même que l'homme attribue la toute puissance, dans la phase religieuse, il l'a cédée aux dieux, sans toutefois y renoncer sérieusement, car il s'est réservé le pouvoir d'influencer les dieux de façon à les faire agir conformément à ses désirs. Dans la conception scientifique du monde, il n'y a plus place pour la toute puissance de l'homme, qui a reconnu sa petitesse et s'est résigné à la mort, comme il s'est soumis à toutes les autres nécessités naturelles.
Mais dans la confiance en la puissance de l'esprit humain qui compte avec les lois de la réalité, on retrouve encore les traces de l'ancienne croyance à la toute puissance. "4
Freud n'est pas naïf sur le rapport des hommes à la science. Il a bien perçu, en 1912 13, les ambiguïtés du scientisme. Nous avons vu ce qu'il en était de sa manière de voire la religion chrétienne au regard de la gestion de la toute puissance. La problématique de la " toute puissance " est bien connue de la foi judéo-chrétienne qui l'a bien décrite dans le désir d'Adam et Eve de devenir "comme des dieux", il s'agit du premier péché, du plus grave aussi : le péché des origines.
B. Retour à notre question
Pour en revenir au monde informatique, vous le savez, un logiciel n'est ni plus ni moins qu'une capacité de traitement de l'information (textes, graphiques, comptabilité,...). La capacité de traitement, le rendu des informations est dû autant sinon plus aux logiciels qu'aux matériels. Dans l'univers informatique, tout est décrit un terme de puissance, de vitesse, de quantité. Une loi fameuse qui s'appelle la " loi de Moore ", je crois, veut même qu'en ce domaine, la capacité de traitement double de vitesse tous les 18 mois. Et si vous faites attention aux publicités tout les producteurs de machines ou éditeurs de logiciels sont numéro un en quelque chose (vitesse, quantité, innovation,...).
Bref ! Si nous ne sommes pas dans le domaine de la puissance, de la toute puissance, nous n'y serons jamais.
Eh bien ! Ma question éthique, puisqu'il y en a une, est la suivante : " Qu'est ce que cela signifie pour une personne d'acquérir par copiage ou par duplication des logiciels, c'est à dire une puissance de traitement, de calcul, de présentation, bref ! d'acquérir une force qui soit déconnectée, hors de rapport avec sa surface financière ? " Éthiquement, quel est le sens d'avoir un niveau de travail, de loisir au dessus de son niveau de vie ?
La question éthique qui est ici visée est celle de l'unification des différentes réalités avec lesquelles je vis : argent, famille, foi, capacité d'affronter le réel, ... La difficulté de percevoir ce décalage est d'autant plus grande que ce sur quoi porte le copiage à un aspect immatériel. Sur un cédérom, vous pouvez trouver une suite logicielle à 8.000 francs aussi bien qu'une collection d'images à 30,00 francs.
Il n'y a pas de honte à être limité en moyens financiers pas plus qu'à ne pas posséder le dernier logiciel avec les dernières améliorations dont on ne se servira probablement jamais. Ce qui pousse à vouloir posséder la dernière nouveauté est autant mû par les phénomènes de consommation que par les phénomènes de miroir et de toute puissance que me renvoie le système informatique installé chez moi.
Une telle analyse doit donc aussi faire remarquer que si je parviens à acquérir par les moyens du marché un niveau de puissance de traitement, alors, c'est que je suis moi même puissant. Mais cela relève toujours du mythe. Et il est bien probable, un jour ou l'autre, lorsque l'ordinateur tombera en panne que l'homme se retrouve tout nu.
C. Copiage de logiciel et " transgression " de la loi
Comme préalable à ce chapitre, rappelons-nous que l'on n'achète jamais un logiciel mais un droit d'usage du logiciel, c'est-à-dire une licence. La règle générale est que l'on ne peut pas utiliser de logiciel sans la licence correspondante.
Le lecteur aura donc compris combien le copiage de logiciel enfreint trois lois.
La première, qui est la loi civile avec les sanctions qu'on lui connaît. Et les moralistes savent qu'ordinairement, la loi civile est faite pour être respectée.
Il existe de rares cas ou la morale autoriserait la transgression de la loi civile : soit par épikie, c'est-à-dire pour accomplir ce que veut la loi alors que la loi ne peut prévoir tous les cas particulier d'application (transgression de la lettre pour préserver l'esprit) ; soit lorsque le sujet est affrontée à une loi foncièrement injuste et dont la transgression relève du devoir de conscience (ordre militaire qui obligerait à commettre des crimes de guerre et que l'on refuse d'appliquer par exemple).
En l'occurrence, je ne connais pas de cas où l'on pourrait se réclamer de l'épikie pour transgresser cette loi. De plus cette loi n'est pas injuste.
La seconde qui est la loi morale et qui veut que l'on accepte ses limites dans le cadre de l'unification de sa personnalité au regard de ses moyens financiers par exemple. Avoir " un train de vie informatique " (capacité de traitement, rapidité, nombre de fonctions sophistiquées,…) au-dessus de ses revenus atteste du problème moral qui se joue. User de logiciels puissants sans aucun lien avec la modestie de ses revenus est une forme d'action déshumanisante ou " désunifiante " si vous me passez ce néologisme. C'est ce que Jean Nabert, philosophe, considère être non plus une faute mais bien un " péché " du seul point de vue philosophique. Cf. Jean Nabert, " Le mal ".
La troisième est la loi de l'interdit du vol. Il s'agit d'une loi universelle. La seule transgression que la morale lui connaît, c'est lorsque le sujet est en danger de mort et que voler un peu de nourriture est alors légitime. Ce qui n'est pas notre cas.
Des étudiants m'ont dit qu'ils avaient absolument besoin de tel ou tel logiciel qu'ils avaient copié pour mener à bien leurs études. Or, la plupart du temps, beaucoup de logiciels libres de droit ou plus abordables mais moins sophistiqués ou prestigieux peuvent accomplir les tâches qu'il demandent au logiciel. C'est bien souvent une affaire de " confort " de travail (devoir travailler à la fac plutôt que sur un ordinateur perso à la maison).
Enfin, au cas où le logiciel serait effectivement et très cher et seulement disponible sur les ordinateurs de l'école ou de l'université, les enseignants le savent et ne doivent pas vous demander ni l'impossible (obliger à des travaux impossibles) ni de rentrer dans l'illégalité (suggérer de copier le logiciel) ce qui serait immoral et illégal. Les étudiants peuvent toujours en parler à leur administration. Quant à l'opinion très répandue qui consiste à dire : " les grandes firmes informatiques sont suffisamment riches comme cela,… ; De toute façon, je ne les appauvrie pas,… " n'est aucunement défendable et manifeste le refus de voir les enjeux moraux et légaux en face.
Ordinairement, donc, il n'est jamais possible de copier un logiciel. Les entreprises le savent bien qui doivent acheter autant de licences (de droit d'usage) du logiciel utilisé que de postes informatique l'utilisant. Elles bénéficient pour cela de tarifs propres aux grands comptes.
Ceci dit, le particulier, lorsqu'il a acheté une licence peut copier sur un autre poste ce logiciel s'il doit utiliser alternativement ce logiciel tantôt sur un poste, tantôt sur l'autre. Ainsi le logiciel est toujours utilisé de manière unique. Les grandes entreprises informatiques qui éditent les logiciels autorisent en général ce genre de pratique. Pour le vérifier, il suffit de les contacter. Mais le lecteur l'aura compris, cela suppose toujours l'achat préalable d'une licence.
Autrement dit, s'il n'y a jamais d'exception à l'interdit de copiage de logiciel que l'on n'a pas acheté. Il y a exception lorsqu'un individu travail alternativement sur deux postes différents (à la maison et en voyage par exemple).
III. Conclusion générale
Pour conclure, je pense que l'immatérialité de ce qui est copié, le phénomène de miroir et de toute puissance liés au monde informatique, la facilité du " copiage " font que l'on est généralement complètement aveugle sur l'immoralité du " copillage " de logiciels. Immoralité qui s'ajoute bien sûr à l'atteinte à la propriété intellectuelle.
Pour en avoir souvent parlé avec les étudiants, je crois que cette dimension éthique de l'unification des moyens utilisés avec la surface financière qui est à sa disposition est particulièrement difficile à percevoir.
Comme nous l'avons vu, voilà que deux critères indépendants que sont le respect de la propriété intellectuelle et le phénomène de toute puissance via la travail en miroir de l'informatique tirent dans le même sens : vers la norme morale du non copiage. Une convergence de critères indique probablement un lieu très important pour la qualité de la norme morale mise ainsi en évidence et qui par là même se trouve renforcée.
© Bruno Feillet 10/11/2001
Notes
1. Sherry TURCKLE, p. 268.
2. D'après Sherry TURCKLE p. 282. C'est nous qui soulignons.
3. Sherry TURCKLE, p. 280.
4. Sigmund Freud, Totem et Tabou, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1997, p. 136.
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