Tu ne tueras pas

Sur la violence entre les Etats et la question de la guerre, le lecteur verra que si les critères anciens demeurent, ils doivent évoluer en raison de la modernisation des armes. Enfin, le plus important pour éviter la guerre est de construire la paix.

Tu ne tueras point…

Introduction : Une réflexion permanente

La réflexion éthique sur la violence entre les Etats, le métier de soldat et la réalité de la guerre traverse les siècles et les civilisations. L’Eglise catholique a non seulement hérité des travaux de Cicéron et de la tradition biblique mais elle a aussi apporté sa propre réflexion sur cette réalité, qui, pour être grave, n’en était pas moins commune aux sociétés qui nous ont précédés. Le temps de paix dont l’Europe occidentale bénéficie depuis 1945 est inhabituel dans l’histoire des nations. On ne mesurera jamais assez sur ce plan le fruit de la construction européenne.

Les critères classiques

Il n’est pas nécessaire dans le cadre de l’espace qui nous est imparti de refaire l’histoire détaillée de l’acquisition des critères qui ont été élaborés petit à petit pour « justifier » et « moraliser » l’activité de la guerre.

Cicéron (106 av. J.-C. – 43 av. J.-C.) qui s’inspirait lui-même des travaux d’un philosophe grec Panétios de Rhode (185 av. J.-C. – 112 av. J.-C.) écrivait bien avant la rédaction des évangiles 4 critères majeurs quant à la guerre :

  1. Avoir toujours en vue l’obtention d’une paix juste ;
  2. Partir en guerre en dernier recours ;
  3. Ne guerroyer que pour une juste cause (répondre à une agression ou secourir un allié) ;
  4. Déclarer la guerre en bonne et due forme et dans le respect du droit.

Il ajoute à cela que la guerre doit être conduite dignement et sans violence excessive.

Chacun reconnaîtra des critères qui relèvent essentiellement du jus ad bellum, du droit qui conduit à la guerre, et non pas du droit qui s’exerce pendant la guerre : le jus in bello.

L’apport de la réflexion chrétienne trouve ses racines non seulement chez Cicéron ainsi que dans le premier testament avec le commandement « tu ne tueras pas » (Ex 20, 13) ou encore avec le critère de proportionnalité « œil pour œil et dent pour dent » (Ex 21, 23-25) – ce qui est une manière de sortir de la loi de l’arbitraire – mais aussi dans les paroles du Christ. Tout en reprenant explicitement le commandement de ne pas tuer (Mt 19, 18), le Christ fera évoluer l’adage de la proportionnalité : « Vous avez entendu qu'il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Eh bien ! moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant ». Il ajoutera de son propre chef des expressions bien connues : « si on te frappe sur la joue droite, tends la joue gauche » (Mt 5, 39) ou encore « Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5, 43). L’attitude non-violente du Christ lors de sa passion marquera aussi les théologiens.

Il est notable qu’après un millénaire de réflexion, Saint Thomas d’Aquin intégrera dans sa Somme théologique la question de la guerre dans le chapitre de la charité en particulier la question 40 : On ne fera la guerre que :

  • Sous l’autorité du Prince (le responsable politique) ;
  • Pour une cause juste (se défendre, défendre un allié ou réparer une injustice) ;
  • Avec une intention droite (les raisons qui conduisent à la guerre sont les véritables motifs). Pour qu’un acte moral soit bon, il faut non seulement que le moyen soit proportionné à sa fin mais encore que l’intention soit bonne, en particulier habitée par le souci d’éviter la guerre et de rechercher la paix par-dessus tout.

Aujourd’hui, nous ajouterions très certainement le critère du dernier recours. C’est-à-dire que tout acte de guerre ne pourrait intervenir qu’après avoir épuisé toutes les négociations mais aussi les moyens de pression que sont les sanctions internationales, les blocus… Ce dernier critère fonctionne essentiellement lorsque les deux parties sont de bonne volonté. Comme on le sait, ce n’est pas toujours le cas. L’expérience montre que les délais nécessaires à l’efficience des sanctions laissent beaucoup de temps à la réalisation de projets peu honnêtes.

Un exemple : la figure de Jeanne d’Arc (1412-1431)

La pucelle de Domrémy est un type de chef de guerre soucieux de mener la guerre dans le cas d'une légitime défense (contre l'envahisseur anglais) ; avec toujours une demande de reddition préalable (même si c'était sommaire) ; le tout associé à une moralisation de l'armée (renvoi des ribaudes ‑ prostituées, traitement correct des prisonniers).

Elle n'était pas du genre « va‑t‑en‑guerre ». Ainsi Lucien Fabre rapporte qu’« elle portait souvent son étendard et, comme on lui en demandait la raison ‑ C'est parce que je ne veux pas me servir de mon épée ni en tuer personne, répondit‑elle. »

Plus loin, lorsque les « Godons » s'en vont, elle demande qu'on ne les poursuive pas parce que c'est dimanche et qu'on les aura plus tard.

 

Des critères qui demeurent

Aujourd’hui encore, les critères des temps anciens sont toujours d’actualité. Invoqués sans cesse dans les négociations internationales et sur les plateaux de télévision, ils ne sont plus référés à ceux qui les ont fondés mais demeurent précieux pour analyser les conflits internationaux. Ils se sont étoffés jusqu’au XX° siècle mais la structure de pensée qui les a accompagnés est sensiblement la même.

Jus ad bellum

Pour qu’une déclaration de guerre soit acceptable, il fallait qu’elle relève :

  • De la décision du prince, c'est‑à‑dire du chef de l’Etat.
  • D’une intention droite (ne pas viser dans la guerre d'autres objectifs que ceux que l'on prétend avoir).
  • D’une cause juste (pour défendre son pays, un allié ou pour obtenir la réparation d’une injustice).
  • Que soient réunies des conditions sérieuses de succès.
  • Qu’on estime que le mal qui consisterait à ne rien faire serait pire que les maux qui vont résulter de la guerre que l'on s'apprête à engager.
  • Qu’elle se déroule dans le cadre d'institutions internationales comme l'O.N.U.
  • Qu’on ait épuisé toutes les autres solutions de conciliation, (dialogues, négociations, interventions de médiateurs, blocus économique, …).

Jus in bello

La mise en œuvre suppose quant à elle :

  • Une réponse proportionnée avec de sérieuses chances de succès ;
  • Le respect des civils, des soldats blessés, des prisonniers (Cf. la convention de Genève, …) ;
  • De toujours laisser la possibilité d'une solution négociée, d'une réconciliation à venir ce qui suppose une mise en œuvre de la guerre la moins déshumanisante possible.

 

Tous ces critères se heurtent en définitive à un critère difficile à mettre en œuvre et qui relève de l’estimation ou de la probabilité. Sommes-nous vraiment allés au bout des négociations ? Ne rien faire serait-il vraiment pire que de se lancer dans une guerre ? Avons-nous une réelle chance de l’emporter ? … Bref ! l’éthique de la violence entre Etats relève aussi d’une éthique de l’incertitude. L’appréciation d’une réponse proportionnée est extrêmement complexe à mettre en œuvre. En effet, si pour gagner il faut nécessairement être plus fort, que signifie être trop fort ? C’est tout l’intérêt des institutions internationales et des traités internationaux qui ont pour vocation d’éviter la guerre d’abord et d’en limiter les effets ensuite.

La bascule du XX° siècle

C’est aux horreurs des guerres du siècle dernier que l’on doit une véritable évolution dans la compréhension des conflits et des efforts nécessaires pour les éviter autant que faire se peut.

L’évolution simultanée de la démographie qui permit d’avoir plus de soldats, des progrès technologiques qui ouvrirent la possibilité de fabriquer des armes sans commune mesure avec celles des temps anciens et des philosophies et des doctrines qui légitimèrent la mort de millions de personnes a fait changer de paradigme la réalité de la guerre.

Ainsi sommes-nous passés des guerres où les hommes se battaient face à face, les uns contre les autres, aux hommes couchés, puis aux hommes invisibles pour désormais affronter des hommes numérisés comme dans des jeux vidéo. Or sur le terrain, la guerre reste toujours horrible, effrayante, traumatisante, mutilante et mortifère. Les traités qui limitent ou interdisent l’usage de certaines armes, les prises d’otages, … ne sont efficaces que pour ceux qui veulent s’y référer. Pour autant, il faut persévérer et ne pas désespérer de la soif des peuples à préférer la paix à la guerre. Ce que nous avons réussi en Europe occidentale tant par la volonté des élites que par celle des familles qui ont consenti aux jumelages entre des populations qui autrefois s’opposaient nous fait croire que la violence n’est pas une fatalité. En revanche, la paix reste une tâche du quotidien.

Cause juste et guerre justifiable

Cette construction de la paix passe aussi par la formation et l’éducation ; sans doute aussi par l’évolution des vieilles doctrines qui deviennent obsolètes en raison des nouvelles armes dont les Etats se dotent au fur et à mesure des évolutions technologiques.

Ainsi il nous faut préférer les concepts de cause juste et de guerre justifiable à celui de guerre juste.  

Nous devons faire porter notre effort sur les préparatifs militaires plutôt que sur la guerre elle-même. Si vis pacem, para bellum. L’adage vaut toujours.

Chacun constatera que les critères classiques sont toujours utiles pour poursuivre la réflexion éthique sur l’exercice publique de la violence.

Conclusion : construire la paix plutôt qu’éviter la guerre

Cette construction de la paix, sans méconnaître les rapports de force qui existent en ce monde, relève d’une volonté farouche, de la recherche constante d’institutions plus justes, du consentement à ne pas tout avoir. Enfin, comme l’évoquait le saint Pape Jean-Paul II : « Si tu veux la paix, respecte la conscience de tout homme ». Cela vaut entre les Etats, cela vaut aussi à l’intérieur de chaque nation.

 

+ Bruno Feillet

Evêque de Séez

Président du Conseil famille et Société

Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, La charité, Tome troisième, IIa-IIae, Questions 34-46.

Lucien FABRE, Jeanne D'Arc, Ed. Jules Tallendier, Paris, 1978, p.235.

Lucien FABRE, Jeanne D'Arc, Ed. Jules Tallendier, Paris, 1978, p.211.

Lucien FABRE, Jeanne D'Arc, Ed. Jules Tallendier, Paris, 1978, p.254.