Le mal
I. LE MAL
La question du mal ou plutôt la question que pose la réalité ou l'expérience du mal est la croix des philosophes car elle vient mettre en crise (jugement) toutes les théories que l'on peut bâtir et qui ont prétention à rendre compte de l'ensemble de la vie de l'homme. Le mal met en crise notre anthropologie, notre vision du monde, en mots nos certitudes faciles.
La question du mal, qui depuis toujours, provoque les penseurs n'a jamais perdu de son actualité et notre siècle a sans doute encore plus de matière que les précédents sur un tel sujet. Ainsi l'expérience des camps de concentration pendant la période nazie avec toutes les exactions qui ont été alors commises jusque dans l'usage de la raison la plus efficace et la plus rationnelle pour éliminer 6 millions de juifs nous a mis sous les yeux de quoi les hommes étaient capables dans le domaine de la cruauté. Et j'insiste pour dire qu'il s'agissait d'une extermination organisée froidement, planifiée rationnellement, dans des bureaux… Nous n'avons pas eu affaire avec des malades psychotiques qui agissaient par pulsion criminelle comme dans le cas de " serial killers ". Quel est donc cet homme, cette humanité à laquelle j'appartiens capable de tant d'horreur ?
Parallèlement à cet événement qui a brisé le sens de l'histoire et notre foi en l'homme raisonnable, nous avons encore et toujours affaire à un autre type de mal. Celui que nous pouvons illustrer par le drame de cette petite fille colombienne qui s'est retrouvée, à la suite d'un tremblement de terre coincée sous des gravats avec la tête qui sortait tout juste de l'eau. Il était impossible de la sauver, on ne pouvait qu'attendre sa mort, une mort qui a été filmée en direct lorsqu'au bout de trois jours elle était trop faible pour se maintenir hors de l'eau. Ce mal est celui du scandale de la mort innocente, sans raison, sans cause, de la fatalité et de la nature hostile. Ce mal décrit avec tant de force par Camus dans la peste à travers le cri de l'enfant qui meurt au milieu des plaintes et des gémissements des autres malades (1).
Ces deux maux, si différents dans leur origine apparente mettent au jour un troisième, plus subtil : existe-t-il un mal fondamental, un mal métaphysique ? Ce mal métaphysique qui serait " l'imperfection originelle de la créature, qui la rend précisément sujette à l'erreur, à la faute et au péché ; il est le mal moral rapporté à sa propre possibilité ontologique "(2) . Cette question met en crise toute métaphysique toute religion qui prétend à l'universalité ou du moins à la capacité de rendre compte de la totalité de la réalité humaine. C'est la question de la théodicée : comment peut-on penser à la fois Dieu bon, tout-puissant, et l'existence du mal ?
Ainsi que l'évoque P. Ricoeur, le mal est un défi à penser plus, à penser moins, à penser autrement. Le cours va s'attacher, en suivant principalement l'approche de Paul Ricoeur, à distinguer les deux premiers maux pour revenir sur le troisième en fin de parcours.
A. LES DIFFERENTES SORTES DE MAUX
1. La difficulté d'un bon vocabulaire
L'introduction a mis en évidence trois types de maux bien spécifiques et qui sont repérés, parfois sous des vocabulaires différents, dans les diverses traditions philosophiques.
Ainsi a-t-on appelé tout mal dont l'homme est responsable un mal moral, ou encore mal commis. Ce mal commis s'oppose ou se distingue du mal physique ou encore du mal subi. Vous pressentez sans doute que pour distincts que soient ces deux maux, ils sont parfois liés l'un à l'autre.
2. L'expérience du mal entre le blâme et la lamentation.
Celui qui commet le mal, si on peut lui imputer, c'est-à-dire s'il est manifeste qu'il en est responsable, à vues humaines, voire qu'il en assume cette responsabilité au moins pour partie, celui-là se voit alors accusé et encourt le risque d'un blâme ou d'une peine. Il doit être puni.
En revanche, celui qui souffre d'un mal ou d'une peine qui lui est infligé ou encore d'un non-plaisir, lui se lamente. Curieusement, nous voyons bien ici combien mal commis et mal subi peuvent se rejoindre dans l'expérience immédiate car le condamné peut lui aussi souffrir de la peine qui lui est infligée.
Bref ! Il existe une ambiguïté entre ces deux maux. Ou encore dira P. Ricoeur, il existe un brouillage entre le coupable et sa victime.
Un premier brouillage qui se joue au niveau du responsable d'un mal commis. En effet, si untel est reconnu responsable de tel mal subi par autrui, il va devoir subir une peine. Subjectivement, le responsable va aussi se vivre aussi comme étant victime de forces supérieures tant du point de vue extérieur (système judiciaire) que du point de vue intérieur (phénomène de la culpabilité). Quand bien même la punition serait reconnue juste par le responsable lui-même.
A l'inverse, il existe un second brouillage qui fait écho au premier. Puisqu'il est des souffrances qui sont des conséquences de fautes, toute souffrance n'est-elle pas la conséquence d'une faute connue ou inconnue ? Dans ma souffrance, est-ce que je ne " paye pas " pour une faute passée, et plus largement, la faute de mes ancêtres ? Dans " la peste " d'Albert Camus, après le discours du père Paneloux sur le pourquoi de la peste, il y a cette réaction : " Simplement le prêche rendit plus sensible à certains l'idée, vague jusque-là, qu'ils étaient condamnés, pour un crime inconnu, à un emprisonnement inimaginable. " (3)
Ce double brouillage n'est-il pas le symptôme qu'en définitive, la question du mal est en fait " une unique énigme " (4) ?
3. Mal, souffrance, douleur, malheur.
Il existe aussi un problème de vocabulaire lorsque l'on veut décrire les effets d'un mal que nous subissons. Nous disons " j'ai mal ", " je souffre " ou encore " j'ai une douleur à telle ou telle partie de mon corps, pour ne pas oublier des expressions comme " le malheur s'est abattu sur notre famille " qui ne signifie pas forcément qu'il y a eu des corps blessés ou des morts. Ces quatre expressions sont-elles équivalentes, radicalement différentes, se recouvrent-elles partiellement ? Comme je l'avais suggéré dans l'introduction, la question du mal dans son expérience même nous oblige à nous poser la question de l'homme. Qu'est-ce qu'un homme ? Qu'est-ce que la souffrance d'un homme ?
Jérôme POREE (5) dans son article du dictionnaire d'éthique et de philosophie morale sur le mal, la douleur et la souffrance va nous aider à y voir plus clair.
Dans un premier temps, Porée suggère que la distinction douleur-malheur ne peut se fonder sur la différence de la matière et de l'esprit, de la souffrance physique et de la souffrance morale. De même la souffrance morale n'est pas seulement une souffrance psychique. Ou alors il faudrait l'assimiler au remords comme conséquences du mal commis. Nous pourrions alors distinguer la douleur de la souffrance en affirmant que la douleur porte sur le corps et que la souffrance se vit au niveau psychique. Or le vocabulaire nous trompe puisque que l'on souffre des dents et que la mort d'un enfant est éprouvée par les parents comme une grande douleur. Donc dans un premier temps, la douleur n'est pas autre chose que le malheur ou alors le malheur est la pointe aiguisée de la douleur.
Après cette première approche qui semble assimiler douleur et malheur, Porée montre qu'en fait il y a trois raisons pour opérer une réelle et profonde distinction.
1. On peut résumer la première approche sous la forme d'un petit tableau.
Douleur |
Malheur |
Animale | Humaine |
Localisée | Envahit tout notre être |
Passive | On endure une souffrance |
Cri | Langage |
Irréfléchi | Réfléchi |
Vie organique | Vie de la personne humaine |
2. La seconde approche, voisine de la première, il me semble, est tirée d'un travail de J.-J. Rousseau. Il s'agit de travailler sur la conscience de l'homme par rapport à l'absence de conscience chez l'animal. L'animal ne ferait qu'éprouver la douleur tandis que l'homme se révolterait, essaierait de comprendre, demanderait des comptes à Dieu ou bâtirait des temples ou des cathédrales. L'homme, malgré tout, cherche du sens dans son malheur.
3. Enfin, une troisième approche beaucoup plus " médicale " s'intéresse à la question de la production de la douleur dans le corps de l'homme, de la surface du corps jusqu'à l'intérieur du cortex ; et assimilera la souffrance à des affections de nature psychogène, ayant trait à la psychologie.
Ces trois remarques montrent que le regard porté sur l'homme est un regard plutôt dualiste puisque l'on distingue nettement deux dimensions. Or la réalité est encore plus complexe. En effet, il n'y a pas de douleur physiologique pure. Elle a toujours un effet psychologique pour l'homme. Ainsi on peut dire : " j'ai mal au pied " ou encore " mon pied me fait mal ". Mais c'est toujours de " je " dont il s'agit. Car en définitive, je n'ai pas un corps comme je puis posséder une voiture. En fait, je suis mon corps. L'expérience du mal, me renvoie à cette réalité première de ma constitution charnelle dont mon esprit ne peut se dissocier vraiment.
Les conclusions que nous pouvons tirer de ces observations sont nombreuses tant sur l'approche que nous avons de notre corps que sur le sens de la douleur ou de la souffrance. Porée conclut son article en décrivant trois types de réactions de l'homme à l'égard de la souffrance : la plainte (forme de parole qui exprime une douleur ou une souffrance), l'action (c'est la dimension de l'éthique et de la politique qui surgit), et la foi. Sur cette foi observée et décrite par un philosophe, Porée affirme ceci : " On peut conclure sans doute de l'existence du mal à l'inexistence de Dieu. Mais c'est l'existence du mal qui rend Dieu nécessaire ". Autrement dit, la religion serait " essentiellement accordée à la souffrance individuelle " (6).
B. DES THEORIES NOMBREUSES
Toutes ces remarques ne sont en fait que des approches qui ne répondent pas encore aux questions centrales que posent l'expérience du mal : Pourquoi le mal, et pourquoi moi ?
Paul Ricoeur, toujours dans son article sur le mal propose de relire l'histoire de la philosophie à propos de l'énigme du mal en 5 temps. Le mythe, la sagesse, la gnose, la théodicée et la dialectique " brisée ". Cette relecture essaye de montrer jusqu'où on peut répondre à la question du pourquoi le mal, mais aussi à quel deuil cette question nous conduit. Je me propose de vous les restituer brièvement.
1. Le mythe
L'histoire des religions qui a pris son essor au XIX° siècle a montré un grand nombre de théories anciennes qui essayaient de rendre compte de l'origine du mal. Qu'elles soient monistes, dualistes, mixtes, elles s'expriment toujours dans des récits.
Vous connaissez le récit de la boîte (vase de Pandore pandwron ). A l'époque où tous dieux et hommes s'entendaient bien, les dieux de l'Olympe ont voulu acquérir la supériorité sur les hommes. Lesquels ont été exclus de l'Olympe et renvoyé sans le feu. Prométhée vola une parcelle du feu divin pour la donner aux hommes. Furieux, Zeus modela une femme et lui confia un vase rempli d'amertume. Envoyée aux hommes, elle ouvrit son vase et désormais le malheur est répandu chez les hommes.
Le récit babylonien où des petits dieux chargés de porter les paniers de terre pour renforcer les digues (pour les fleuves de l'Euphrate et du Tibre) se révoltent contre les grands dieux. Leur chef est battu. Cependant, avec son sang et de la terre on fait des hommes qui portent à la place les paniers et souffrent à la place des petits dieux.
Je ne vous rappelle pas non plus le récit d'Adam et Eve, où, à la grande différence des précédents, ce n'est pas de Dieu d'où viennent les maux mais d'une désobéissance mystérieuse des créatures, le serpent puis les hommes.
Tout ceci nous dit pourquoi le mal mais pas pourquoi moi.
2. La sagesse
C'est l'objet des récits de sagesse que de rendre compte du pourquoi moi.
La sagesse explique et propose le principe de rétribution. Si tu as bien vécu, il ne t'arrivera rien ; si tu as péché, tu souffriras. Le bouddhisme et l'hindouisme sont des tentatives de cet ordre. Dans la bible, il n'est pas difficile de trouver des traces de cette sagesse (Les parents ont mangé des raisins verts et les dents des enfants s'en sont trouvées agacées ; qui a péché, lui ou ses parents ; …). Toute souffrance serait la conséquence d'un péché personnel ou collectif, connu ou inconnu. Ainsi que le suggère P. Ricoeur, " cette théorie fait de l'ordre entier des choses un ordre moral " (7).
Cette théorie s'est rapidement affrontée au sens de la justice car elle ne pouvait rendre compte du succès du méchant. C'est le livre de Job qui atteste le mieux sans doute de la distinction entre mal souffert et mal commis. Job étant celui qui n'a commis aucun mal mais qui souffre à l'excès. Le livre est composé d'un récit (avec la finale ambiguë de la rétribution au serviteur fidèle) à l'intérieur duquel s'insère le texte de sagesse. Le dialogue entre Job et ses amis présente plusieurs solutions :
Celle du Créateur aux desseins insondables.
Architecte qui use de mesures incommensurables au regard des dimensions de l'humanité.
La consolation qui sera différée eschatologiquement.
Une plainte déplacée, hors de propos.
La plainte doit être encore purifiée.
Mais en définitive, nous n'avons de véritable réponse à la souffrance de l'homme, de cet homme.
3. La gnose et la gnose antignostique
Nous sommes dans la période des premiers siècles chrétiens. Ricoeur résume la situation dans un débat entre les manichéens, les pélagiens et St Augustin ;
Pour faire bref, les manichéens font du mal et du bien dans entités également puissantes dont nous éprouvons la lutte en nous-mêmes. Mais ce n'est pas très satisfaisant.
La première raison est que cela supposerait de pouvoir penser le mal en soi, essentiellement. Ce qui est rigoureusement impossible. On ne peut penser le mal qu'en fonction du bien. Il ne peut pas y avoir de mal substantiel. Ce qui donne les trois propositions métaphysiques suivantes qui sont à tenir ensemble :
Le mal en soi n'existe pas.
Le mal est dans le bien comme dans son sujet.
Le mal est la destruction d'un bien.
On s'oriente vers une solution qui prend en compte la distance ontique entre le Créateur et ses créatures. A cause de l'éloignement, la créature serait plus encline à faire le mal qu'à faire le bien.
Une troisième solution fut de poser le mal du côté du mal moral. Le seul mal qui soit est nécessairement un mal moral. Tout mal est soit un péché, soit une peine. Toute souffrance est la conséquence du péché originel (thèse augustinienne).
La quatrième et dernière solution consiste à rappeler l'impuissance de l'homme face à la puissance d'un mal démoniaque qui précède l'homme (le cas de l'antique serpent)
La solution augustinienne : propose que le mal moral se transmet par génération (péché originel). Se faisant il honore particulièrement la dimension de l'origine mais limite la dimension de la responsabilité.
La solution pélagienne : propose que le mal moral se répande dans le monde par imitation, par défaut de responsabilité éthique. Ce faisant il honore la dimension responsabilité personnelle de chaque homme mais rend problématique l'origine du mal et du mal injuste en particulier. Pourquoi moi ?
Nous n'avons donc toujours pas trouvé la solution à nos questions.
4. Le stade de la théodicée.
La théodicée cherche à rendre compte de trois critères fondamentaux :
1. On cherche à tenir ensemble les trois propositions suivantes :
- " Dieu est tout puissant.
- " Dieu est infiniment bon.
- " Dieu n'est pas l'auteur du mal.
2. L'argumentation doit être apologétique
3. Le raisonnement doit satisfaire aux critères :
- " De non-contradiction ou de systématique.
- " De la raison suffisante qui s'énonce comme " principe du meilleur, dès lors qu'on conçoit la Création comme issue d'une compétition dans l'entendement divin entre une multiplicité de modèles de monde dont un seul compose le maximum de perfections avec le minimum de défauts ". (8)
C'est Leibniz (9) qui a poussé le plus avant ce genre de théorie. Son raisonnement porte sur la question du meilleur des mondes possibles.
Dieu pouvait-il faire un meilleur monde que celui-ci ? Non !
S'il avait pu le faire, c'est qu'il faisait moins bien en faisant celui-ci.
Or Dieu ne peut mal faire, donc ce monde est le meilleur des mondes possibles.
Ce syllogisme donne une réponse à la question du mal qui est le mal métaphysique minimum pour l'existence du meilleur des mondes possibles mais il ne répond cependant pas à la question dramatique du sujet souffrant qui dans sa plainte redit encore : pourquoi moi ?
Deux oppositions de marque à la théodicée de Leibniz : Kant et Hegel.
Kant aborde le problème du mal uniquement dans la sphère pratique comme cela qui ne doit pas être et que l'action doit combattre. Il n'y a pas de mal théorique. Il affirme :
Le mal radical n'a pas d'intelligibilité (juridique ou biologique).
Le mal radical n'a pas une origine temporel.
" Il n'existe pas pour nous de raison compréhensible pour savoir d'où le mal moral aurait pu tout d'abord venir. "
Autrement dit, chez Kant le mal est l'objet d'une action morale mais pas d'une explication philosophique fondamentale.
Chez Hegel, la question du mal se résout, selon Ricoeur, dans la dialectique des deux esprits : esprit de conviction et conscience jugeante : " le pardon consiste dans le désistement parallèle des deux moments de l'esprit, dans la reconnaissance mutuelle de leur particularité et dans leur réconciliation "
5. Barth et la dialectique brisée.
Le travail théologique de Barth est assez subtil. Sur ce terrain, retenons qu'il renonce aux principes de la théodicée : non-contradiction et systématique. Délibérément, Barth tient la position paradoxale suivante :
En brisant la systématique, sa théologie reconnaît au mal une réalité inconciliable avec Dieu. Le mal est inscrutable. C'est assez proche de Kant.
En définitif, Ricoeur se demande si la sagesse n'est pas de " reconnaître le caractère aporétique de la pensée sur la mal ". Définitivement aporétique. Sagesse qui consiste à faire son deuil d'une belle explication rationnelle et satisfaisante du mal. Et il faut bien se dire que si une telle explication était possible, alors sa solution serait toute proche.
Combien d'auteurs pensent le mal au niveau de l'erreur, de la maladie mais jamais de manière irréconciliable avec la raison. " S'il y a mal ou violence, ils ne viennent que de l'ignorance relative des procédures en jeu, ou de la maladresse à les faire jouer opportunément en faveur de l'homme. Le mal n'est qu'un défaut : des solutions techniques doivent en venir à bout. (…) On voit comment la "compréhension" scientifique élimine tout à la fois le problème du mal et le problème moral. François Tricaud (L'accusation. Recherche sur les figures de l'agression éthique, Paris 1977) a montré avec force, dans le cas du criminel et de la justice pénale, que la volonté de compréhension scientifique ne rencontre pas le mal ni la faute, et même qu'elle se développe sur des postulats au nom desquels on ne l'aperçoit même pas. En effet la compréhension scientifique part de l'hypothèse que même le plus scandaleux ou le plus troublant pour la conscience commune, même cela qu'elle juge comme preuve du mal, peut et doit être rapporté à un ensemble de causes qui en rendent compte. Attitude certes efficace, attitude apparemment ouverte puisqu'au lieu de condamner et d'enfermer le criminel dans son mal, elle tente d'échapper à un tel enfermement, attitude pourtant qui ne rencontre pas le mal, car, comme l'écrit Fr. Tricaud, "le mal est inintelligible, et tout projet de compréhension s'interdit par principe, qu'il le sache ou non, de le rencontrer, s'il existe" (10).
C. PENSER, AGIR, SENTIR.
Pour revenir à l'article de Paul Ricoeur, ses conclusions sont les suivantes et il me semble qu'elles méritent notre attention.
1. Penser
Il faut admettre la réalité du mal est un défi pour la philosophie. Qu'il s'agit d'apporter des réponses (et non des solutions) à la question de la plainte : pourquoi le mal ? Pourquoi moi ? Autrement dit, il faut accepter l'aporie, l'aspect difficile et irréductible de cette réalité. Mais si la question a été bien posée, nous aurons sans doute des chemins pour avancer dans la vie.
2. Agir
Il faut donc déplacer la question. Il importe peu de s'intéresser à la nature du mal pour se porter sur l'action, de voir ce que l'on peut faire concrètement contre le mal.
3. Sentir
Ricoeur suggère d'intégrer par rapport à la souffrance le travail du deuil qui consiste à se délier de " l'objet " perdu, de toutes ces attaches qui nous font ressentir la perte d'un objet d'amour comme une perte de nous-mêmes afin d'être libérés pour de nouveaux investissements affectifs.
Concrètement, cela signifie 3 réponses plus une :
Par rapport à l'aporie du mal, il faut intégrer l'ignorance qu'elle engendre au travail du deuil. Il y a du hasard, il y a de la fatalité.
Il faut engager un combat contre Dieu (celui de Job), la plainte comme expression de " l'espérance impatiente ".
Il faut découvrir que les raisons de croire en Dieu n'ont rien en commun avec le besoin d'expliquer la souffrance. Nous croyons malgré la souffrance.
Enfin, il reste, non pas une dernière réponse, mais plutôt un chemin qui ne fait pas nombre avec les trois premières réponses. Ce qui ne s'enseigne pas mais qui peut être trouvé ou retrouvé, est que l'on peut renoncer au désir d'être épargné par la souffrance, que l'on peut aimer Dieu pour rien ! On sort alors radicalement de la théologie de rétribution.
Et demeure l'irréductible de la souffrance.
II. L'ERREUR, FAUTE, PECHE.
Des degrés dans la responsabilité de l'homme.
Vous noterez dans cette liste la notion de péché. Notion qui peut vous paraître incongrue dans un cours de philosophie morale mais qui chez certains auteurs a tout son sens, comme on le verra.
Dimensions anthropologiques |
Au niveau relationnel |
Echec de la responsabilité |
Pour vivre l'échec |
Réussite dans la responsabilité |
Pour vivre le succès |
Psychologique | De soi à soi | Culpabilité | Humour | Estime de soi | Humilité |
Morale | De soi aux autres et soi-même comme un autre |
Faute | Peine, blâme, réparation | Eloge | Modestie |
Spirituelle | De soi à Dieu | Péché | Pardon | Sainteté | Prière de louanges |
Devant un tel tableau qui n'est pas très facile à interpréter, il faut se souvenir qu'il faut articuler les lignes entre elles. En effet, un même acte peut avoir - et en généralement c'est le cas- des retentissements simultanés au niveau des trois dimensions anthropologiques.
A. LA CULPABILITE.
Nous avons tous fait l'expérience concrète d'une différence entre ce que nous voulions et désirions atteindre comme objectif et ce que nous avons réellement atteint. Parce que nous nous sentions responsable de nos actes, c'est-à-dire pas complètement déterminé par les contextes et la biologie, nous avons éprouvé, parfois, une culpabilité. Culpabilité dont l'origine est très complexe mais qui lorsqu'elle est consciente s'exprime comme une morsure intérieure devant le constat de la distance entre le moi idéal (que je pensais mettre en œuvre) et le moi réel que je suis bien obligé de reconnaître (qui n'est pas si efficace que ça). Bref ! Ma statue s'effondre, ou du moins se lézarde.
Tout d'abord rappelons-nous que ce sentiment de culpabilité structurant de toute psychologie humaine. Aurait de graves problèmes relationnels toute personne qui n'éprouverait jamais de sentiment de culpabilité.
Mais lorsqu'il y a culpabilité, il peut y avoir bonne et mauvaise culpabilité. La mauvaise culpabilité, la culpabilité que l'on pourrait appeler pathologique est celle qui nous enfermerait complètement sur nous-mêmes avec un goût mortifère. Elle est en général disproportionnée au regard de ce qui a été effectivement vécu. Par exemple on rate son permis de conduire à un point la première fois et on pense que le monde s'effondre, que la vie ne vaut plus la peine d'être vécue, que tout devient insensé. Parfois même l'imaginaire s'en mêle et gonfle l'événement jusqu'à vous faire croire que vous êtes victime de persécutions…
La bonne culpabilité, en revanche, est là comme un signal avertisseur. Cet avertisseur est actionné par ce que Sigmund Freud appelle dans sa deuxième topique le surmoi. Le surmoi pour parler en termes psychanalytiques, c'est l'autorité parentale introjectée. C'est-à-dire toutes ces lois et préceptes que nous avons intégrés autour de notre enfance, en priorité en provenance de nos parents, mais aussi en provenance de toute instance tenant lieu d'autorité parentale comme peut être compris une religion, des enseignants… Bref ! Nous avons intégrés un certain nombre de lois régissant les comportements humains, la bienséance, le vivre ensemble et voilà qu'une transgression (en action ou par omission) vient de se produire. Nous éprouvons une culpabilité, nous nous sentons coupables et nous cherchons plus ou moins consciemment à réparer.
Cette culpabilité peut si elle se vit toujours à l'intérieur de soi-même peut survenir lors d'un échec vis-à-vis de soi-même, des autres ou de Dieu. Cet échec, ce que nous vivons comme tel, n'est pas toujours une faute morale ou un péché. Ainsi le cas du vase renversé pour sauver un enfant…
La culpabilité est comme un feu rouge qui se met à clignoter lorsqu'un train va passer sur un passage à niveau. Mais, si vous vous souvenez, il arrive que le feu clignote mais que le train ne passe pas toujours. Simplement les manœuvres dans la gare toute proche avaient déclenché le système de sécurité. Une culpabilité n'est donc pas toujours le signe d'une faute ou d'un péché.
Dans ces cas là, l'humour est sans doute un des chemins les plus efficaces pour traverser nos culpabilités de manière la plus humanisante possible.
Le plus grave du point de vue psychologique, c'est lorsque le sujet n'éprouve jamais aucune culpabilité. Celui-là devient totalement irresponsable du point de vue moral et peut devenir un danger public.
B. L'ERREUR.
l faut bien distinguer ces deux notions. L'erreur n'implique pas a priori la notion de responsabilité morale dans le sens ou le volontaire n'est pas impliqué. Du moins à première vue. Le volontaire pourrait être impliqué dans le manque d'attention et d'application mais il ne se trouve pas dans l'intention.
C. LA FAUTE
La faute morale elle met en œuvre toutes les facultés de l'homme à savoir sa conscience, sa liberté et sa pleine connaissance de la transgression qu'il est en train de commettre. La faute morale qui peut se vivre contre soi-même s'entend spécialement contre les autres et la nature qui nous est commune. C'est ici que se met en branle toute la justice sociale. La résolution de la faute passe par la punition, la peine, le blâme et quand c'est possible par la réparation. Ce sont là les sanctions ordinaires lorsque l'on a failli à sa responsabilité.
D. LE PECHE
Le péché est avant tout une notion théologique, du moins pour nous les chrétiens. Mais comme je le disais, il existe parfois des philosophes qui usent de la catégorie de péché pour aller plus loin dans leur pensée. C'est sous cet angle que je vais aborder brièvement la question.
C'est Jean Nabert qui parle du péché pour désigner une transgression plus grave que la transgression d'une loi positive. Le péché est ce qui transgresse ce qui me constitue moi-même dans ma profondeur. La faute se détermine par rapport à une loi positive déterminée par l'extérieur. Le péché est une faute à l'égard de mon intériorité, qui œuvre contre mon unification intérieure.
E. Les transgressions.
Tout péché est transgression, toute transgression n'est pas forcément un péché. Ce qui limite la portée de la transgression s'applique à tout ce qui peut limiter la qualité de mon acte dans sa volonté, sa liberté et sa pleine conscience.
Ainsi donc, on peut faire tout ce qu'il faut pour aboutir à un avortement : entretiens, visites médicales, … mais être totalement privée de liberté ou agir sous l'emprise de la peur, … Ou alors c'est la conscience de la gravité de la transgression que nous n'avons pas et alors, il y a ignorance.
Une forme très subtile de la transgression : l'épikie.
L'épikie (11) est une vertu qui permet de se positionner par rapport à la loi positive lorsque celle-ci est devenue insatisfaisante pour des circonstances que la loi n'a pas prévues mais afin d'honorer toujours l'esprit de cette loi. L'épikie cherche donc un bien supérieur auquel est soumise la loi dans l'esprit du législateur. A ce titre, l'épikie est une vertu qui se rattache à la justice. Dans le cas de conflit entre conscience et légalité, l'épikie donne priorité à la conscience. " elle n'enseigne pas la désobéissance aux lois, puisqu'elle les suit au-delà même de ce qu'elles pouvaient préciser des intentions de leur auteur, n'abandonnant la lettre que là où elle paraît nuisible au bien commun lui-même. C'est pourquoi, sa mise en œuvre suppose la prudence.
Ainsi la loi peut être soit durcie, soit assouplie. Car une loi positive peut-être déficiente soit par son insuffisante fermeté soit par sa trop grande rigueur. Jésus lui-même use de l'épikie dans ces deux dimensions : vis-à-vis des pharisiens en durcissant la loi du divorce et en assouplissant la loi du sabbat.
Exemple du gendarme et du feu rouge grillé pour cause d'épikie : "Et pis quoi alors ?" rétorque le gendarme.
III. PECHE SOCIAL ET STRUCTURE DE PECHE.
A. INTRODUCTION
On a beaucoup vu depuis le début du week-end la dimension interindividuelle du péché et du pardon. Or, il est assez évident que tout péché individuel et toute réconciliation ont un retentissement plus large que l'effet immédiat, directement voulu.
Ensuite, il est assez évident que le pardon et la justice entretiennent des rapports étroits mais gèrent à des titres différents le rapport au fautif. Entre justice sociale et pardon individuel, comment les choses peuvent-elles s'articuler ?
Il reste que les sociétés ont connu ou connaissent entre elles des conflits tels où exactions, violences injustifiables sont si nombreuses de part et d'autre que la notion de justice et de pardon deviennent ingérables au sens commun du terme. Il faut pour ainsi dire changer de paradigme ou du moins se donner les moyens de poser le problème autrement qu'en termes de justice distributive et de responsabilité pénale car quoique l'on fasse, on sera toujours en deçà de toute réparation.
B. LE PECHE SOCIAL ET LA STRUCTURE DE PECHE.
" Le mystère du péché comprend cette double blessure que le pécheur ouvre en lui-même et aussi dans ses rapports avec son prochain. C'est pourquoi on peut parler de péché personnel et social : tout péché est personnel d'un certain point de vue, et d'un autre point de vue, tout péché est social en ce que, et parce que, il a aussi des conséquences sociales. " (12)
" Parler de péché social veut dire, avant tout, reconnaître que, en vertu d'une solidarité humaine aussi mystérieuse et imperceptible que réelle et concrète, le péché de chacun se répercute d'une certaine manière sur les autres. C'est là le revers de cette solidarité qui, du point de vue religieux, se développe dans le mystère profond et admirable de la communion des saints, grâce à laquelle on a pu dire que "toute âme qui s'élève, élève le monde" (13)
Il reste que l'on ne peut jamais parler de structure de péché en évacuant la responsabilité individuelle. La structure de péché suppose la participation personnelle de chacun à un système qui dévoie les valeurs humaines et l'amour de Dieu. Bien sûr les conditions externes peuvent influer sur ma liberté par les contraintes de divers ordres (financières, chantage, oppression, menace, …) qui s'exercent de l'extérieur. Mais le péché ne se répand pas malgré moi. " C'est pourquoi, en tout homme il n'y a rien d'aussi personnel et incommunicable que le mérite de la vertu ou la responsabilité de la faute. " (14)
IV. LE PARDON ET LA MEMOIRE
Avant de nous plonger dans le problème de la justice sociale et du pardon entre collectivités, il convient de faire un détour par notre conception de la mémoire et de l'oubli. Un article de Paul Ricoeur, " Le pardon peut-il guérir ", montre assez bien que certains peuples souffrent de trop de mémoire et d'autres d'un défaut de mémoire. On comprend assez vite que si l'on prend les catégories de victimes et de bourreau, le trop de mémoire appartient est un risque qui appartient à la catégorie victime et le défaut de mémoire à la catégorie de bourreau.
Pour se sortir de l'embarras ici mis en évidence, il convient de se réapproprier une conception du temps plus subtile qui celle qui se contente du passé-présent-futur, et cela de deux manières différentes.
En effet, et avec St Augustin, il convient de parler de passé-présent, de présent-présent, et de présent-futur. Car notre rapport au temps est toujours vécu dans cet instant fugitif qu'est le présent. "Le présent vif joue le rôle d'échangeur entre l'espace d'expérience et l'horizon d'attente, ce qui le distingue de l'instant ponctuel qui n'est qu'une coupure virtuelle sur une ligne indéfinie. " (15)
Ensuite, il faut bien se dire que le passé n'est pas absolument déterminé et fermé et le futur un pur indéterminé où tout est encore possible. Pour nous intéresser à la catégorie du passé, il ne faut pas la réduire à l'événement. En effet, une chose et l'événement sur lequel on ne peut revenir (une gifle, un accident de voiture, …) une autre l'interprétation que l'on en donne et l'appropriation que l'on s'en fait. S'appuyant sur Freud, Paul Ricoeur invite alors à faire la différence entre une mention du passé qui relève de la pure répétition (on redit sans cesse l'événement, on s'y enferme presque) et un souvenir actif qui est lui un véritable travail d'interprétation et d'intégration de cet événement dans sa vie (ce qu'il a produit, ouvert et fermé dans l'avenir). C'est bien ce qui se produit dans un travail de deuil où l'on raconte à la fois comment le défunt est mort, on se redit ce qu'il a apporté ou empêché, et où petit à petit on apprend par là même que l'on peut vivre autrement sans lui.
Dans tout acte de pardon, il se joue quelque chose de l'ordre du travail du deuil et de l'interprétation.
S'il y a un rapport subtil de la mémoire entre la répétition et le souvenir actif, il en est un autre sur la manière d'oublier. Il peut y avoir un oubli de l'ordre de la fuite. On ne veut plus se souvenir de ce qui nous a fait souffrir, du fait que nous avons fait souffrir. Trop douloureux à affronter, on enfouit l'événement dans un oubli qui est proche du refoulement. Mais il y a aussi l'oubli actif par lequel le sujet décide que l'on ne se souviendra pas. L'édit de Nantes est assez intéressant à cet égard. (Cf. RETM N° 210, p. 58).
Il s'agit dès lors, puisqu'on ne peut pardonner que ce dont on se souvient, que ce qui n'a pas été oublié, " ce qui doit être brisé, c'est la dette, non le souvenir ". " Le pardon accompagne l'oublie actif, celui que nous avons au travail de deuil ; et c'est en ce sens qu'il guérit. Car il porte non sur les événements dont la trace doit être protégée, mais sur la dette dont la charge paralyse la mémoire et par extension la capacité de se projeter de façon créatrice dans l'avenir " (16) . On le voit bien, l'enjeu du pardon qui porte sur la dette et non sur la mémoire engendre un double rapport au futur : celui de ne pas enfermer l'avenir immédiat dans la répétition d'un événement passé (Cf. Le défilé orangiste qui passe dans les quartiers catholiques) et celui de permettre aux générations à venir qui n'ont pas connu ces événements par la connaissance de ce passé au souvenir travaillé de ne pas reproduire, tant que faire ce peu des modèles qui ont échoué.
J'aime beaucoup la conclusion de Paul Ricoeur qui finit par dire que " l'important est de briser la dette et non l'oubli. C'est alors que le pardon se révèle être, en vertu de sa générosité même, comme le ciment entre travail de mémoire et travail de deuil. " (17)
Le pardon intercommunautaire
A un niveau individuel, le pardon, demandé ou proposé, reçu et parfois refusé remplit la fonction morale universelle de rétablir une certaine réciprocité, de réparer. Car avec le pardon, il y a souvent une peine associée.
Mais il est des cas où quoi que l'on fasse le tragique qui a été vécu est au delà de tout ce que l'homme avait connu et jamais on ne pourra atteindre quelque chose de l'ordre de la réparation. La dette est intraitable.
Olivier Abel va alors positionner le travail du pardon entre l'impossible devoir exigible du paiement de la dette et la visée éthique du souverain bien qu'est le bonheur pour tout homme. Entre ses deux approches de l'éthique, il va poser le pardon dans le cadre d'une sagesse pratique (18) qui tient compte à la fois de la loi et de l'horizon d'humanité vers lequel nous tendons.
Dans le cas de conflits où les exactions sont de part et d'autres, le risque est de rentrer dans une logique de surenchères des justifications, dans un véritable conflit de justifications. Ce conflit est presque inévitable car chacun raconte l'histoire de son point de vue (et comment le lui reprocher). Il est très intéressant pour y parvenir de visiter les musées militaires de l'ancien adversaire. Pour les mêmes batailles, ils ont aussi leurs héros, leurs médailles, …
L'échange des mémoires est impossible. C'est impossible parce qu'il y a une hétérogénéité de langage, au point que l'on ne peut trouver de langage commun pour exprimer les torts. Cette difficulté majeure se redouble en ce que l'on croit qu'il en va quelque part, dans un éventuel pardon, de notre identité profonde. (19)
Olivier Abel pose alors le pardon dans la sphère du compromis où le compromis est compris comme " l'obligation dans laquelle deux positions sont placées de composer, de sacrifier les prétentions exclusives de leurs points de vue, et de construire un monde possible où elles puissent cohabiter. " (20)
Ce type de pardon revient à décider de ne plus répéter le tort que l'on a subit (la loi du talion) de ne plus renchérir sur l'irréversible comme lorsque le méchant se fait encore plus cruel pour qu'on oublie ses fautes antérieures, comme lorsque l'on se met en colère contre les autres lorsque l'on est en colère contre soi.
Ce type de pardon à l'égard d'une dette impayable, intraitable et que l'on ne pourra jamais payer revient à briser la dette (Cf. l'évangile du débiteur impitoyable). Ce type de pardon est extrêmement exigeant car il touche à l'identité profonde de chacun. " Il touche à l'identité en tant qu'elle est ancrée dans un souvenir qu'elle répète ou fondée dans un oubli désormais sacré : c'est respectivement assez bien le cas pour l'identité de la diaspora arménienne par rapport au génocide, et pour l'identité de la République turque fondée sur la table rase de ce qui la précédait. Ici et là le pardon doit introduire une altération dans l'identité même, affirmer que l'identité n'est pas la seule chose importante dans la vie ; il désidentifie, il libère aussi d'une excessive obsession de l'identité. " (21)
Ainsi donc, pardonner n'est pas seulement un renoncement délibéré à un droit à la justice, c'est aller encore plus loin, c'est accepter, dans un compromis qui exigerait une certaine réciprocité, de sortir du conflit autrement que l'on y est rentré, avec une identité autre qui assumerait ce mal, c'est moi qui l'ai fait, c'est à moi qu'il a été fait et je fait le deuil d'un retour à un passé que l'on a alors tendance à idéaliser (écoutez les libanais qui vous parle du paradis d'avant la guerre de 1975). Olivier Abel a sans doute mis le doigt sur quelque chose de fondamental en posant le problème au niveau international sur le plan du compromis au niveau des identités.
Cela lui permet de conclure de la façon suivante : " Si nous débattons sans cesse entre l'impératif d'entretenir la mémoire de la dette, et l'impératif de tout effacer pour donner l'espoir, c'est qu'il nous manque une forme d'acte qui fasse en même temps que ce monde-ci soit bien présent, et qu'il ne soit pas fini. Le pardon peut être l'acte historique par excellence ". (22)
© Bruno Feillet
Bibliographie
Hannah ARENDT, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur le mal banal, Gallimard, Paris.
Alain BADIOU, L'éthique. Essai sur la conscience du Mal, Hatier, Coll. Optiques philosophie N° 204, Paris, 1993, 79 pages.
Hubert BOST, " L'édit de Nantes, un "acte de mémoire" RETM N° 210, p. 5373, septembre 0999.
Edouard HAMEL, " La vertu d'Epikie " in Loi naturelle et loi du Christ, Desclée de Brouwer, Paris, 1964, p. 79-106.
Charles JOURNET in Le mal. Essai théologique. Editions St Augustin, St Maurice (suisse), 1988, 334 pages.
Jean NABERT, Essai sur le mal, Cerf, Paris, 1997 (1° éd. 1955), 188 pages
.Jérôme POREE, " Mal, souffrance, douleur " in Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1996, 7 pages.
Paul RICOEUR, " Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie " in Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Seuil, Paris, 1994, p. 211-233.
Paul VALADIER, " Morale et vie spirituelle " in Dictionnaire de spiritualité, tome X, Paris, 1980, col. 1697-1717.
1. Albert CAMUS, La peste, Gallimard, Folio 42, Paris, 1947, p. 196-198.
2. Jérôme POREE, « mal, souffrance, douleur », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF Paris, 1996, p. 905.
3. Albert CAMUS, La peste, Gallimard, Folio 42, Paris, 1947, p. 96.
4. Paul RICOEUR, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et fides, Genève, 1996, p. 18.
5. Jérôme POREE, « mal, souffrance, douleur », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF Paris, 1996.
6. Jérôme POREE, « mal, souffrance, douleur », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF Paris, 1996, p. 911.
7. Paul RICOEUR, p. 21.
8. Paul RICOEUR, p. 27.
9. Cf. La présentation de Charles JOURNET in Le mal. Essai théologique. Editions St Augustin, St Maurice (suisse), 1988, p. 127-132.
10. Paul VALADIER, « Morale et vie spirituelle » in Dictionnaire de spiritualité, tome X, Paris, 1980, col. 1700-1701.
11. Cf. Edouard HAMEL, La loi naturelle.
12. Réconciliation et pénitence N° 15.
13. Réconciliation et pénitence N° 16.
14. Réconciliation et pénitence N° 16.
15. Paul RICOEUR, « Le pardon peut-il guérir ? », in Esprit 3-4, 1995, p. 77.
16. Paul RICOEUR, p. 81.
17. Paul RICOEUR, p. 82.
18. Olivier ABEL, « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit 7, juillet 1993, p. 61.
19. Olivier ABEL, « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit 7, juillet 1993, p. 64.
20. Olivier ABEL, « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit 7, juillet 1993, p. 64-65.
21. Olivier ABEL, « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit 7, juillet 1993, p. 70-71.
22. Olivier ABEL, « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit 7, juillet 1993, p. 72.