Les nouvelles philosophies morales et le pluralisme éthique

Introduction

 

Depuis le début du XX° siècle, on constate une floraison de théories morales. Certaines ont des racines anciennes, d’autres sont franchement neuves mais toutes veulent répondre à des questions nouvelles que la société pose ou révèle sur les difficultés ou les enjeux du vivre ensemble. Les auteurs les plus célèbres sont sans doute Max Weber, Wladimir Jankélévitch, Emmanuel Lévinas, Paul Ricoeur, Jürgen Habermas, Karl-Otto Appel, John Rawls, Alasdair MacIntyre, Hans Jonas, Charles Taylor et beaucoup d’autres.
Ils font appel à des théories anciennes et parfois en élaborent de nouvelles. C’est ainsi que l’on voit des termes comme proportionnalisme, conséquentialisme, utilitarisme, communautarisme, éthique de la responsabilité, éthique de la communication, éthique de conviction, théorie de la justice, sagesse pratique, éthique comme philosophie,… Le but du cours est de permettre d’y voir un peu plus clair, d’entendre à la fois pourquoi le surgissement de telle ou telle théorie (à quel problème elle veut répondre) et les limites de ces nouvelles propositions.
Enfin, il faut savoir que tous ces auteurs se lisent, se rencontrent parfois dans des colloques, discutent entre eux et beaucoup d’ouvrages supposent que l’on connaisse un minimum des autres auteurs. Autrement dit, il existe non seulement sur le terrain de la vie quotidienne mais aussi au niveau théorique une pluralité d’éthiques ou de morales. Elles coexistent et ce n’est pas sans causer des troubles sur les repères à utiliser pour conduire nos vies. Le pluralisme éthique est une question difficile qui trouve, par exemple dans le Conseil Consultatif National d’Ethique un lieu d’expérimentation concret. Ainsi que l’affirme Denis Müller, désormais « nous devons faire le deuil d’une théorie éthique donnée à l’avance, et indiscutable ; nous ne pouvons que vivre l’espérance d’un horizon d’accord et de consensus, auquel il s’agit de travailler » (1)
Toutes ces remarques montrent la difficulté du travail en éthique moderne. Si ce cours pouvait vous permettre d’acquérir quelques repères de navigation, ce ne serait pas si mal.

 

I. LES ETHIQUES DE LA RESPONSABILITE.


A. MAX WEBER, LE PRECURSEUR


Sans doute est-ce à Max WEBER (1864-1920), co-fondateur de la sociologie moderne avec E. Durkheim et V. Pareto, que l’on doit l’expression « éthique de responsabilité par opposition à « éthique de conviction ».
On lit dans son célèbre ouvrage, le savant et le politique (1919) : « Nous en arrivons ainsi au problème décisif. Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s'orienter selon l'éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] on selon l'éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l'éthique de conviction est identique à l'absence de responsabilité et l'éthique de responsabilité à l'absence de conviction. Il n'en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l'attitude de celui qui agit selon les maximes de l'éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : "Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l'action il s'en remet à Dieu" –, et l'attitude de celui qui agit selon l'éthique de responsabilité qui dit : "Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes". » (2) François Raynaud résume la position de Weber de la façon suivante : « Là où le partisan de l’éthique de conviction ne se sent responsable que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, le partisan de l’éthique de la responsabilité estime au contraire impossible de se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action, et il accepte donc d’en être comptable. » (3) Tous les commentaires s’accordent à dire qu’en définitive Max Weber, s’il montre que ces deux éthiques sont chacune pour leur part « un refus de l’irrationalité du monde », fait le choix de l’éthique de responsabilité qui pour peu glorieuse qu’elle peut être parfois (en particulier quant à l’usage des moyens), est la plus efficace. Autrement dit « la distinction entre l’éthique de conviction et l’éthique de la responsabilité débouche sur un choix raisonné (et non pas arbitraire) en faveur d’une morale conséquentialiste ». (4)


Denis Müller montre bien le danger d’une éthique de la responsabilité trop radicalement interprétée dans le sens du conséquentialisme. Ainsi à propos des xénogreffes (organes d’animaux greffés sur les hommes) peut-on faire simplement s’en remettre au droit et à la technique s’en réfléchir au sens de la vie, de la mort, de la solidarité humaine ? (5)

 

B. DES HERITIERS PRESTIGIEUX : LEVINAS ET JONAS


Emmanuel Lévinas (1905-1995), par sa réflexion à partir du surgissement du visage d’autrui est certainement un héritier de Weber. En effet, n’est-il pas celui qui affirme qu’en définitive, le surgissement du visage me convoque à la responsabilité de ce visage d’où me vient l’interdit du meurtre. « Autrui me concerne avant toute dette que j’aurais contractée à son égard, je suis responsable de lui indépendamment de toute faute commise vis-à-vis de lui. Cette relation où l’obligation à l’égard d’autrui prime tout ce que je pourrais attendre de lui est essentiellement asymétrique ». (6) Nous sommes là dans une perspective différente du conséquentialisme. Il s’agit plutôt d’une téléologie.


Hans Jonas (1903-1993) va à sa manière plus loin encore. En effet, la responsabilité qui m’incombe dépasse la rencontre présente du visage d’autrui mais je suis responsable envers lui non seulement en assumant mes actes à l’égard du passé mais aussi à l’égard d’un futur lointain où je ne serai même plus présent pour répondre personnellement de ces actes. On est responsable aussi devant les générations futures. Son argument de fond, qui part de la peur des conséquences technologiques, s’appuie positivement sur le devoir être de l’homme.

Ces trois philosophes, nous dit Denis Müller, sont l’indice que la morale ne peut être molle et sans contour. Elle s’inscrit nécessairement dans un réel, où des personnes, proches ou lointaines, sont toujours en jeu. De Weber à Jonas, on pourrait dire que dans l’éthique de la responsabilité s’est opéré un glissement entre répondre de soi et de ses actes à répondre d’autrui et lui garantir la vie. On passe d’une responsabilité que l’on choisit à l’accueil d’une responsabilité que l’on n’a pas choisie. Ce glissement me paraît particulièrement heureux.


René Simon a fait l’effort de réfléchir philosophiquement puis théologiquement ce décalage dans son ouvrage éthique de la responsabilité. Pour l’aspect philosophique, c’est aux pages 142-147 de son ouvrage que se joue finalement la décision de René Simon en faveur de la position d’Emmanuel Lévinas. Ricoeur, en posant le triangle éthique (7) : « Je-tu-il » pose d’abord le « pôle-je » dans lequel on trouve une liberté en première personne qui se pose elle-même. Or pour Lévinas, la liberté n’est pas première puisque d’emblée, c’est le « pôle-tu » qui me précède et me convoque à répondre à travers l’avènement du visage d’Autrui. Cette « précédence créaturiale » lui permet alors de montrer la dimension téléologique de cette éthique de la responsabilité. Nous sommes, en effet, « pris en otage par ce qu’il y a de plus menacé » : l’avenir de notre société, d’Autrui d’où l’exigence de réponse qui m’est faite avant même que ma liberté n’intervienne.

 

II. LES ETHIQUES DE LA DISCUSSION


Nous rentrons ici dans un tout autre univers de l’éthique moderne. Et il s’agit d’une approche difficile. Les deux grands auteurs sont Jürgen HABERMAS (1929- ) et Karl-Otto Apel (1922- ). Ils font tous les deux parties de ce que l’on appelle l’école de Francfort. Ce sont des éthiques d’accès difficile parce qu’elles sont construites à l’intérieur de l’univers philosophique du langage qui s’est développé après-guerre dans le monde anglo-saxon. Ce sont des philosophies très complexes. Pour en donner une vague perception, disons que les structures du langage reflètent nos relations éthiques. Cependant, pour parvenir à les décrypter, il faut une très grande capacité d’analyse entre grammaticale mais aussi contextuelles.

 

A. KARL-OTTO APEL (1922 - )


Dans son ouvrage « l’éthique de la discussion », ouvrage difficile tant par ce qu’il déploie que par la langue utilisée (incises nombreuses où l’on sent la traduction de l’allemand) Apel est le premier sans doute à vouloir rechercher un principe universel qui ne soit ni dans une loi universelle, ni dans une téléologie. Sur le fond, il semble que l’auteur ayant constaté l’échec des dernières philosophies morales à être réellement universelle (Rawls où Jonas) p. 27-30, se propose avec son éthique de la discussion de tenir une voie qui repose sur un réel principe universel : le langage qui est le cadre nécessaire de toute pensée, mais aussi ce qui est commun à tous les êtres humains.
En particulier, il dépasse les téléologies par « le devoir inconditionné du principe idéal de la discussion ».


On perçoit une volonté tout au long de l’ouvrage de partir vraiment du concret et non pas d’une table rase ou d’un point 0 a priori (contre Rawls) qui est un kantien.

 

Il cherche aussi à trouver un principe universel (U) :
Toute norme valable doit satisfaire la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires résultant, de manière prévisible, de l'observation universelle de la norme en vue de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés sans contrainte par tous les concernés. (p. 78)
On voit bien ici que le principe de l’impératif catégorique de Kant est modifié du point de vue de la réception de la norme. Kant cherchait le moyen d’établir une norme universelle en dehors de tout contexte. Apel essaye de percevoir la question de la réception de la norme ainsi que des conséquences (influence de Jonas et de son Principe responsabilité).


Il cherche aussi le passage de l’universalité à l’individu en reprenant à sa manière l’impératif catégorique (Ua) :
N'agis que d'après une maxime dont tu puisses présupposer, sur la base d'une concertation réelle avec les concernés, respectivement avec leurs défenseurs, ou - à titre de succédané - sur la base d'une expérience de pensée correspondante, que toutes les conséquences et effets secondaires résultant de manière prévisible de son observation universelle en vue de la satisfaction des intérêts de chacun des concernés pris individuellement, puissent être acceptés sans contrainte, dans une discussion réelle, par tous les concernés. (p. 78)


On notera en particulier que l’influence de Jonas demeure ; que l’agir est restrictif par rapport à Kant : N’agis que (et non pas agis) ; enfin, il faut noter le poids de la discussion qui manifeste l’influence d’Habermas.

 

B. JÜRGEN HABERMAS (1929- )


Habermas démarre sa démonstration à partir de Strawson et de son analyse du ressentiment lorsque l’on se sent offensé. Le ressentiment (révolte) met au jour de la personne qui le vit une condamnation morale (impuissante tant qu’on en reste au ressentiment) qui par là même révèle des valeurs morales. Les discours qui sont produits à cette occasion permettent de comprendre ce qui se passe.


Il peut y avoir des excuses qui montrent que le contexte ou les circonstances (ignorance, impossibilité de faire autrement, …) font voir les actions de l’offenseur sous un autre jour. Mais les excuses peuvent porter sur les limites de l’offenseur (ivrogne, jeune, fou, …) qui font alors voir l’acteur sous un autre jour.
Ensuite, par exemple, on peut essayer d’objectiver et donc de mettre à distance de sa propre subjectivité ce que l’on éprouve en faisant porter les causes de l’offense sur les limites de l’offenseur, comme on le ferait pour un enfant malade, un fou…


L’indignation, vient de plus d’une personne définie dont on attendait autre chose ; C’est-à-dire qu’il est des personnes à l’égard desquelles nous avons des attentes normatives. Et ce qui vaut à l’égard d’autrui, vaut aussi à l’égard de soi-même. D’où lorsque l’on n’y parvient pas les sentiments de culpabilité…
Enfin, le ressentiment se fonde aussi sur le fait que l’on suppose qu’il y a un savoir commun et que celui qui a offensé savait qu’il offensait.

 

On le voit, ce type d’analyse du langage montre la richesse éthique qu’il y a à étudier des petits éléments de la vie quotidienne dans leurs expressions langagières. Ainsi sont mis à jour divers éléments de la morale : l’action, l’acteur, le récepteur, la norme, le savoir commun, l’objectivité. Il ne s’agit pas tant de dire pourquoi il y a tous ces éléments, mais d’engranger le fait qu’ils y sont. (8)


Chez Habermas, « la théorie communicationnelle lie la signification, la rationalité et la validité des énoncés dans l’action humaine, elle analyse le langage d’un point de vue pragmatique ». (9)


Cet intérêt d’Habermas pour la philosophie du langage est mis en rapport avec le travail de Kant sur l’universalisation de la maxime pour en vérifier la validité. Mais il le fait autrement : « Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. Ainsi s’opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun souhaite faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle ». (10) Le glissement que fait Habermas porte sur le fait qu’il ne suffit pas que je me dise à moi-même que la norme que j’érige en loi universelle l’est, il faut encore que d’autres le disent avec moi. Nous avons là l’apparition d’une procédure qui passe par le langage et la discussion et donc par la rationalité.


« La validité des prétentions à la justesse des énoncés pratiques dépendra des conditions de la discussion dans une "situation idéale de discours" » (11) La situation idéale du discours est la suivante : « Seul un discours public à l’intérieur duquel les arguments sont évalués de façon critique, sans contrainte et dans le respect de l’égalité des sujets impliqués, peut établir la validité des énoncés. Cette procédure s’oppose à tout recours à l’intuition ou à l’évidence pour évaluer les prétentions à la validité des énoncés pratiques. Dans ce contexte, la question morale ne sera pas une question d’ordre existentiel visant à déterminer les contenus d’une vie bonne, ou du bonheur, mais bien plutôt une question d’ordre déontologique visant à déterminer les conditions de validité d’une norme ». (12) Il faut entendre où porte l’effort de la moralité. Ce n’est pas sur la norme produite mais bien sur les conditions d’élaboration de la norme qui fera qu’elle sera validée comme norme. C’est la procédure qui est importante. D’où l’autre nom de l’éthique de la discussion : l’éthique procédurale. Les critères élémentaires en sont les suivant : discussion publique, rationalité critique, liberté, égalité. Si les conditions d’élaboration de la norme sont remplies, alors la norme sera validée.


On voit la force d’une telle procédure qui permet de répondre à la pluralité des éthiques et sans doute de réduire cette pluralité. Cette procédure est aussi exigeante. Mais son fruit peut être un retour à une certaine stabilité sociale ou une plus grande stabilité sociale étant donné la qualité de l’élaboration des normes communes.
Cependant, elle comporte des risques certains. Suffit-il qu’une assemblée de députés décrète après une discussion publique, critique, libre et où chacun a disposé d’un temps de parole de qualité et de durée égale pour qu’une loi raciste finalement votée soit pour autant valide ?
Il reste que ce type d’éthique procédurale a un très grand succès aujourd’hui au niveau pratique, c’est-à-dire que beaucoup font appel à elle pour résoudre leurs problèmes éthiques.

 

III. LES ETHIQUES UTILITARISTES


Je serai plus bref sur cette philosophie morale qui, quant à elle, ne peut être assumée par la foi chrétienne. L’utilitarisme a été fondé par Bentham (1748-1832). C’est une philosophie qui a évolué mais dans son aspect le plus classique elle peut se résumer de la façon suivante : « D’une part une action ne peut être jugée moralement bonne ou mauvaise qu’en raison de ses conséquences bonnes ou mauvaises pour le bonheur des individus concernés ; d’autre part elle a pour principe de maximiser le plus grand bien pour le plus grand nombre de personnes ». Il n’y a donc pas de critère a priori puisqu’on est dans une vision assez subjective. Enfin cette forme de conséquentialisme (qui ne mesure la moralité des actes qu’au seul regard des conséquences) laissera volontiers sur le côté de la route un nombre de personnes minoritaires au nom du confort du plus grand nombre.


C’est très actuel comme mentalité. J’en prends pour exemple : Bill Gates. Dans la route du futur, alors qu’il évoque les conséquences futures du réseau internet, faites attention au fait que l’on fait bien vite peu de cas des laissés pour compte : « L’industrie sera transformée. Certains intermédiaires qui géraient la distribution d’informations ou de produits changeront d’activité. D’autres relèveront le défi de la concurrence. Dans les services, l’éducation et l’aménagement des villes, tout reste encore à faire. Sans parler des effectifs nécessaires. Que d’emplois nouveaux en perspective ! Et quel inestimable outil de formation sera à notre disposition ! Vous décidez de changer de carrière et de devenir consultant en informatique ? Vous aurez accès aux meilleurs textes, aux conférences les plus intéressantes, à l’information sur les conditions d’entrée aux cours, sur les examens et les diplômes. Ces bouleversements seront parfois difficiles à vivre ? Oui, mais la société dans son ensemble en profitera. » (13)

L’utilitarisme est une théorie à la frontière de l’éthique et de l’économie. Mais à cause de son principe de moyenne, de maximisation du plus grand bien pour le plus grand nombre, il est possible de justifier l’appauvrissement d’un petit nombre.

2 - 2 - 2 - 2 - 8 - 9 - 10 - 10
ou
1 - 1 - 1 - 10 - 10 - 10 - 100 - 70

Dans la seconde série de chiffres, la moyenne est assurément beaucoup plus grande, de même que le nombre de personnes qui profitent de l'évolution. Mais cela se fait au prix de l'appauvrissement des trois premières.

IV. LIBERAUX CONTRE COMMUNAUTARIENS. KANT CONTRE ARISTOTE.

 

A. LA THEORIE DE LA JUSTICE. RAWLS ET LE LIBERALISME.


John Rawls fait partie de ces philosophes qui combattent l’utilitarisme. Son ouvrage : « Une théorie de la justice » (1971) (14) a fait date. Je vous raconte son principe méthodologique pour parvenir à des lois correctes pour tous. Il fait le constat de la pluralité des éthiques, des morales, des fins et même des lois. Pour éviter les conflits, ou pour éviter de tomber dans le relativisme, comment faire ? Il suppose de manière très théorique que pour établir des lois qui conviennent à tous (principe d’universalité), il faut mettre un voile d’ignorance sur les législateurs, voile qui les empêche de savoir dans quelle condition sociale ils sortiront de la salle après la discussion : une pauvre femme noire, un paysan, un cadre d’entreprise, un enfant, un ouvrier, un avocat, un malade, un vieux, un jeune… Et donc, nécessairement, de peur de tomber à la sortie de la discussion dans la situation sociale la plus défavorable, il faut faire en sorte qu’en aucun cas ce ne soit un désavantage. John Rawls a proposé une image assez simple pour expliquer sa théorie du voile d’ignorance. Prenons 8 personnes qui ont faim. Une seule doit couper le gâteau. Quel règle, simple, lui donner pour que le gâteau soit équitablement coupé pour tous ? Quelle anthropologie ou vision de l’homme cela suppose-t-il ? Cette théorie anthropologique de la tendance à l’égoïsme de chacun a été développée par Adam Smith dans ses « recherches sur la nature et la cause des richesses des nations ». Nous sommes, quoiqu’il en soit de son souci de justice dans un contexte de libéralisme économique.
C’est ainsi qu’il aboutit au double principe suivant :
« En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres.
En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous.
» (15)
Les arguments sont dans un ordre de priorité. Mais comme ce n’est pas toujours le cas ou que ce n’est pas toujours possible, il poursuit en donnant la précision suivante : « Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives et (b) elles soient attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément à la juste (fair) égalité des chances. » (16) L’auteur est clairement un kantien, un déontologiste puisqu’il essaye d’établir des règles de justices équitables pour tous, et a priori, en dehors de tout contexte. C’est aussi sa faiblesse car des situations purement théoriques, cela n’existe pas.


On voit aussi que par son principe modifié, il lutte concrètement contre l’utilitarisme.

Ce travail pour intéressant qu’il est (en économie social, il est fort précieux), a subi beaucoup de critiques. Le fait qu’il soit hors contexte d’une part et d’autre part, pour qu’il soit possible, il a besoin de conditions politiques stables comme celles que donnent les démocraties.

 

B. LE COMMUNAUTARISME.


Le communautarisme est encore une autre manière moderne d’aborder le problème de la pluralité des éthiques. Cette théorie s’oppose assez directement à celle de Rawls qui est assimilée au libéralisme. Pour faire simple, la révolution française a mis en valeur la liberté l’égalité et la fraternité. La fraternité étant ce qui a été mis entre la liberté et l’égalité pour leur permettre de coexister. La fraternité (la communauté) est donc en définitive ce qui est visé. Le XIX° a valorisé cette communauté soit par le marxisme (tabula rasa) soit par l’hégélianisme dans le désir de réconcilier les hommes avec leur monde. L’idée de communauté s’est ensuite perdue au profit de celle de la justice particulièrement honorée par Rawls en 1971 par sa théorie de la justice. Non pas qu’il oubliait la communauté mais elle était incluse dans les deux premiers principes qu’il défendait liberté et égalité. (17)


Les nouveaux communautariens (18) « estiment plutôt que la communauté existe déjà, sous la forme de pratiques sociales et de traditions culturelles communes, et d’une même compréhension de la société. La communauté n’a pas à être construite de novo, mais doit plutôt être respectée et protégées. »

Chez Rawls, la justice est comprise comme la première des vertus. Tandis que les communautariens la comprennent comme une nécessité regrettable et se trouve même être un obstacle à une communauté supérieure. Ce à quoi, les libéraux répondent que rien n’empêche quiconque de renoncer à sa justice pour des raisons d’amour ou de solidarité.

 

Les communautariens reprochent aux libéraux leur individualisme qui insiste trop sur les droits individuels. Eux-mêmes prônent en retour une politique du bien commun. Mais les libéraux affirment que le bien commun sera particulièrement atteint par le respect des droits de chacun. Les libéraux ne s’intéressent pas aux choix de valeurs des citoyens. L’Etat ne hiérarchise pas le mérite intrinsèque des modes de vie des individus. A ce titre, l’Etat libéral est neutre.

 

C’est la communauté qui précède le moi et lui permet de se constituer en autonomie. Le moi est enchâssé dans une culture. Alors que chez les libéraux, l’autonomie est comprise comme une propriété essentielle du moi.


Les communautariens ne font pas de différences très nettes entre vie sociale et vie politique. Les libéraux quant à eux insistent surtout sur la vie politique rendue possible par les principes de justice.


Le risque extrême du communautarisme, c’est le nationalisme avec tous ces excès d’exclusion et de théories racistes…

 

© Bruno Feillet 30/01/2003

 

Notes de bas de pages

1. Denis MÜLLER, Les éthiques de la responsabilité, Fides - Labor et Fides, Genève, 1998, p. 8.
2. Max WEBER, Le savant et le politique, Plon, coll. 10-18, Paris, 1993, p. 172.
3. Dictionnaire d’éthique, WEBER, p. 1613-1614.
4. Dictionnaire d’éthique, WEBER, p. 1614.
5. Cf. Denis MÜLLER, Les éthiques de la responsabilité, Fides - Labor et Fides, Genève, 1998, p. 14.
6. Dictionnaire d’éthique, LEVINAS, p. 825.
7. Paul RICOEUR, Avant la loi morale : l’éthique, Encyclopaedia Universalis Supplément II les enjeux, Paris, 1990, PP. 62-66.
8. A propos de tout ce travail de Strawson, voir le commentaire dont je me suis inspiré in Jürgen HABERMAS, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Cerf, Paris, 1996, p. 66-70.
9. Anne FORTIN-MELKEVIK, Dictionnaire d’éthique, « HABERMAS », p. 628.
10. Jürgen HABERMAS, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Cerf, Paris, 1996, p. 88.
11. Anne FORTIN-MELKEVIK, Dictionnaire d’éthique, « HABERMAS », p. 628.
12. Ibid.
13. Bill GATES, La route du futur, Robert Lafont, Pocket, 10151, Paris, 1993.
14. John RAWLS, Une théorie de la justice, Seuil, poche, p. 91.
15. Selon le dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, article Rawls.
16. Ibid p. 115.
17. Cf. Will KYMLICKA, « Communautarisme », Dictionnaire d’éthique, p. 263-264.
18. Charles Taylor (1931 - ) est un représentant éminent de cette école qui se décline sous le vocable de multiculturalisme aussi bien que sous celui de communautarisme. Alasdair MacIntyre est aussi reconnu comme faisant partie de cette école.