Structure de péché
Péché social, structure de péché et pardon.
Introduction
On connaît assez bien la dimension interindividuelle du péché et du pardon. Or, il est assez évident que tout péché individuel et toute réconciliation ont un retentissement plus large que l’effet immédiat, directement voulu. Nous n'avons d'ailleurs qu'une connaissance partielle tant des conséquences de notre péché que du fruit de nos réconciliations, sur les autres et sur nous-mêmes.
Ensuite, il est assez évident que le pardon et la justice entretiennent des rapports étroits mais gèrent à des titres différents le rapport au fautif. Entre justice sociale et pardon individuel, comment les choses peuvent-elles s’articuler ?
Il reste que les sociétés ont connu ou connaissent entre elles des conflits tels où exactions, violences injustifiables sont si nombreuses de part et d’autre que la notion de justice et de pardon deviennent ingérables au sens commun du terme. Il faut pour ainsi dire changer de paradigme ou du moins se donner les moyens de poser le problème autrement qu’en termes de justice distributive et de responsabilité pénale car quoique l’on fasse, on sera toujours en deçà de toute réparation.
I. Le péché social et la structure de péché.
« Le mystère du péché comprend cette double blessure que le pécheur ouvre en lui-même et aussi dans ses rapports avec son prochain. C’est pourquoi on peut parler de péché personnel et social : tout péché est personnel d’un certain point de vue, et d’un autre point de vue, tout péché est social en ce que, et parce que, il a aussi des conséquences sociales. »
« Parler de péché social veut dire, avant tout, reconnaître que, en vertu d’une solidarité humaine aussi mystérieuse et imperceptible que réelle et concrète, le péché de chacun se répercute d’une certaine manière sur les autres. C’est là le revers de cette solidarité qui, du point de vue religieux, se développe dans le mystère profond et admirable de la communion des saints, grâce à laquelle on a pu dire que "toute âme qui s’élève, élève le monde" »
Il reste que l’on ne peut jamais parler de structure de péché en évacuant la responsabilité individuelle. La structure de péché suppose la participation personnelle de chacun à un système qui dévoie les valeurs humaines et l’amour de Dieu. Bien sûr les conditions externes peuvent influer sur la liberté du sujet par les contraintes de divers ordres (financières, chantage, oppression, menace, ...) qui s’exercent de l’extérieur. Mais le péché ne se répand pas malgré moi. « C’est pourquoi, en tout homme il n’y a rien d’aussi personnel et incommunicable que le mérite de la vertu ou la responsabilité de la faute. »
II. Le pardon et la mémoire
Avant de nous plonger dans le problème de la justice sociale et du pardon entre collectivités, il convient de faire un détour par notre conception de la mémoire et de l’oubli. Un article de Paul Ricoeur, « Le pardon peut-il guérir », montre assez bien que certains peuples souffrent de trop de mémoire et d’autres d’un défaut de mémoire. On comprend assez vite que si l’on prend les catégories de victimes et de bourreau, le trop de mémoire est un risque qui appartient à la catégorie victime et le défaut de mémoire à la catégorie de bourreau.
Pour se sortir de l’embarras ici mis en évidence, il convient de se réapproprier une conception du temps plus subtile qui celle qui se contente du passé-présent-futur, et cela de deux manières différentes.
En effet, et avec St Augustin, il convient de parler de passé-présent, de présent-présent, et de présent-futur. Car notre rapport au temps est toujours vécu dans cet instant fugitif qu’est le présent. » Le présent vif joue le rôle d’échangeur entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente, ce qui le distingue de l’instant ponctuel qui n’est qu’une coupure virtuelle sur une ligne indéfinie. »
Ensuite, il faut bien se dire que le passé n’est pas absolument déterminé et fermé et le futur un pur indéterminé où tout est encore possible. Pour nous intéresser à la catégorie du passé, il ne faut pas la réduire à l’événement. En effet, une chose est l’événement sur lequel on ne peut revenir (une gifle, un accident de voiture,...) une autre l’interprétation que l’on en donne et l’appropriation que l’on s’en fait. S’appuyant sur Freud, Paul Ricoeur invite alors à faire la différence entre une mention du passé qui relève de la pure répétition (on redit sans cesse l’événement, on s’y enferme presque) et un souvenir actif qui est lui un véritable travail d’interprétation et d’intégration de cet événement dans sa vie (ce qu’il a produit, ouvert et fermé dans l’avenir). C’est bien ce qui se produit dans un travail de deuil où l’on raconte à la fois comment le défunt est mort, on se redit ce qu’il a apporté ou empêché, et où petit à petit on apprend par là même que l’on peut vivre autrement sans lui.
Dans tout acte de pardon, il se joue quelque chose de l’ordre du travail du deuil et de l’interprétation.
S’il y a un rapport subtil de la mémoire entre la répétition et le souvenir actif, il en est un autre sur la manière d’oublier. Il peut y avoir un oubli de l’ordre de la fuite. On ne veut plus se souvenir de ce qui nous a fait souffrir, du fait que nous avons fait souffrir. Trop douloureux à affronter, on enfouit l’événement dans un oubli qui est proche du refoulement. Mais il y a aussi l’oubli actif par lequel le sujet décide que l’on ne se souviendra pas. L’édit de Nantes est assez intéressant à cet égard. (Cf. RETM N° 210, p. 58).
Dès lors, puisqu’on ne peut pardonner que ce dont on se souvient, que ce qui n’a pas été oublié, « ce qui doit être brisé, c’est la dette, non le souvenir ». « Le pardon accompagne l’oublie actif, celui que nous avons au travail de deuil ; et c’est en ce sens qu’il guérit. Car il porte non sur les événements dont la trace doit être protégée, mais sur la dette dont la charge paralyse la mémoire et par extension la capacité de se projeter de façon créatrice dans l’avenir ». On le voit bien, l’enjeu du pardon qui porte sur la dette et non sur la mémoire engendre un double rapport au futur : celui de ne pas enfermer l’avenir immédiat dans la répétition d’un événement passé (Cf. Le défilé orangiste qui passe chaque année depuis plus de 200 ans dans les quartiers catholiques) et celui de permettre aux générations à venir qui n’ont pas connu ces événements par la connaissance de ce passé au souvenir travaillé de ne pas reproduire, tant que faire se peut, des modèles qui ont échoué.
J’aime beaucoup la conclusion de Paul Ricoeur qui finit par dire que « l’important est de briser la dette et non l’oubli. C’est alors que le pardon se révèle être, en vertu de sa générosité même, comme le ciment entre travail de mémoire et travail de deuil. »
III. Le pardon intercommunautaire
A un niveau individuel, le pardon, demandé ou proposé, reçu et parfois refusé remplit la fonction morale universelle de rétablir une certaine réciprocité, de réparer. Car avec le pardon, il y a souvent une peine associée.
Mais il est des cas où quoi que l’on fasse le tragique qui a été vécu est au delà de tout ce que l’homme avait connu et jamais on ne pourra atteindre quelque chose de l’ordre de la réparation. La dette est intraitable.
Olivier Abel va alors positionner le travail du pardon entre l’impossible devoir exigible du paiement de la dette et la visée éthique du souverain bien qu’est le bonheur pour tout homme. Entre ses deux approches de l’éthique, il va poser le pardon dans le cadre d’une sagesse pratique qui tient compte à la fois de la loi et de l’horizon d’humanité vers lequel nous tendons.
Dans le cas de conflits où les exactions sont de part et d’autres, le risque est de rentrer dans une logique de surenchères des justifications, dans un véritable conflit de justifications. Ce conflit est presque inévitable car chacun raconte l’histoire de son point de vue (et comment le lui reprocher). Il est très intéressant pour y parvenir de visiter les musées militaire de l’ancien adversaire. Pour les mêmes batailles, ils ont aussi leurs héros, leurs médailles,...
L’échange des mémoires est impossible. C’est impossible parce qu’il y a une hétérogénéité de langage, au point que l’on ne peut trouver de langage commun pour exprimer les torts. Cette difficulté majeure se redouble en ce que l’on croit qu’il en va quelque part, dans un éventuel pardon, de notre identité profonde.
Olivier Abel pose alors le pardon dans la sphère du compromis où le compromis est compris comme « l’obligation dans laquelle deux positions sont placées de composer, de sacrifier les prétentions exclusives de leurs points de vue, et de construire un monde possible où elles puissent cohabiter. »
Ce type de pardon revient à décider de ne plus répéter le tort que l’on a subit (la loi du talion) de ne plus renchérir sur l’irréversible comme lorsque le méchant se fait encore plus cruel pour qu’on oublie ses fautes antérieures, comme lorsque l’on se met en colère contre les autres lorsque l’on est en colère contre soi.
Ce type de pardon à l’égard d’une dette impayable, intraitable et que l’on ne pourra jamais payé revient à briser la dette (Cf. l’évangile du débiteur impitoyable). Ce type de pardon est extrêmement exigeant car il touche à l’identité profonde de chacun. « Il touche à l’identité en tant qu’elle est ancrée dans un souvenir qu’elle répète ou fondée dans un oubli désormais sacré : c’est respectivement assez bien le cas pour l’identité de la diaspora arménienne par rapport au génocide, et pour l’identité de la République turque fondée sur la table rase de ce qui la précédait. Ici et là le pardon doit introduire une altération dans l’identité même, affirmer que l’identité n’est pas la seule chose importante dans la vie ; il désidentifie, il libère aussi d’une excessive obsession de l’identité. »
Ainsi donc, pardonner n’est pas seulement un renoncement délibérer à un droit à la justice, c’est aller encore plus loin, c’est accepter, dans un compromis qui exigerait une certaine réciprocité, de sortir du conflit autrement que l’on y est rentré, avec une identité autre qui assumerait ce mal, c’est moi qui l’ai fait, c’est à moi qu’il a été fait et je fait le deuil d’un retour à un passé que l’on a alors tendance à idéaliser (écoutez les libanais qui vous parle du paradis d’avant la guerre de 1975). Olivier Abel a sans doute mis le doigt sur quelque chose de fondamental en posant le problème au niveau international sur le plan du compromis au niveau des identités.
Cela lui permet de conclure de la façon suivante : « Si nous débattons sans cesse entre l’impératif d’entretenir la mémoire de la dette, et l’impératif de tout effacer pour donner l’espoir, c’est qu’il nous manque une forme d’acte qui fasse en même temps que ce monde-ci soit bien présent, et qu’il ne soit pas fini. Le pardon peut être l’acte historique par excellence ».
© Bruno Feillet 09/07/2010