Accueillir le Christ pour...
... mieux nous acueillir les uns les autres Dunkerque 2 avril 2000
Introduction
Le titre qui est donné à cette journée laisse entendre plusieurs a priori que je voudrais mettre tout de suite à jour.
S’il est possible de mieux nous accueillir, c’est que, nous le savons, ce n’est pas si facile que cela. Accueillir quelqu’un, ne pas laisser quelqu’un à la rue, accueillir un homme ou une femme comme son conjoint, accueillir un enfant ne relève pas de l’évidence lorsqu’il s’agit de la réalisation concrète de cet accueil. Le travail sur le vocabulaire que je ferai dans quelques instants vous le montrera aisément.
Ensuite accueillir le Christ laisse entendre qu’il peut être accueilli et donc que sa présence n’est pas automatique ou encore qu’il ne s’impose pas. Qui est-il donc pour se présenter ainsi à notre porte et qu’est-ce que cela nous apprend de lui et de nous ?
Enfin, si accueillir le Christ peut nous aider à mieux nous accueillir entre nous, comment cette attitude que nous avons apprise à l’égard du Christ peut-elle nourrir notre sens de l’accueil et de l’hospitalité ? Qu’en est-il des possibilités concrètes de l’imitation du Christ dans notre vie, d’homme de femme, de gens mariés, de célibataires ? C’est bien sûr la grande question de la vie chrétienne. Quel lien y a-t-il entre la foi et la vie quotidienne ?
Accueillir le Christ
Commençons tout simplement par une petite histoire vraie à laquelle il m’a été donné de participer très indirectement. Cela se passait en Syrie où je séjournais à l’occasion de l’ordination presbytérale d’un de mes amis. Nous étions au presbytère lorsque des amis de la paroisse débarque tout excité et il y avait de quoi. Ils avaient accueilli chez eux deux étrangers de passage et selon la coutume ils avaient mis en oeuvre les lois de l’hospitalité si chères aux populations du Proche-Orient. Ils partagent leur repas, le pain et le sel comme on dit là-bas, et voilà que les étrangers s’en vont en leur volant leur voiture. Ces paroissiens étaient scandalisés non pas tant par ce qu’ils avaient été volés mais bien parce que les voleurs avaient ignoré le minimum de convenances sociales liées au simple fait de prendre un repas avec d’autres, avec des hôtes. En effet, partager le pain et le sel vous engage ipso facto à une relation de respect mutuel qui est proche d’une relation d’alliance, au moins provisoire. Les voleurs avaient abusé de cette coutume.
Ceci m’amène à un petit travail sur le vocabulaire de l’accueil. En fait pas exactement sur celui de l’accueil mais sur celui de l’hospitalité et de l’hôte. Je crois que vous avez eu récemment une réunion brassée sur l’hospitalité, mais je ne pense pas que le style de ces réunions très intéressantes aborde des remarques comme les considérations philologiques que je vais faire. Mais si tel était le cas, arrêtez-moi. Vous savez tous que le terme d’hôte a un double sens puisqu’il peut désigner aussi bien celui qui accueille que celui qui est accueilli. D’où vient cette indétermination du sens ? C’est qu’à l’origine, hôte vient du latin hostis, is qui désigne dans un premier temps l’étranger un étranger. Et chacun est un étranger pour l’autre. C’est pourquoi le terme d’hôte est applicable autant à celui qui accueil qu’à celui qui est accueilli. Dans les premiers siècles de l’empire romain, le barbare était cet étranger que l’on a accueilli en échange d’un effort de protection mutuelle et d’un partage des terres. Mais comme il arrive souvent dans ces cas là, l’hôte est devenu un rival, un ennemi. La racine hostis se retrouve d’ailleurs dans les mot hostile, hostilité.
Curieusement, si l’on fait une petite recherche sur le mot hospitalité et ses racines, on tombe sur hospes, itis, dont le sens premier est l’hôte dans le rôle de celui qui accueille, mais aussi celui qui reçoit l’hospitalité et finalement, il va désigner le voyageur de passage, l’étranger. La fécondité de ce hospes sera cependant différente puisqu’il donnera hospitalité, hospitalier dont on sait la dimension bienveillante qu’elle recouvre pour les pauvres et les malades.
Nous avons donc deux mots qui traduisent la réalité de l’étranger mais qui n’ont pas eu exactement la même fécondité. Se fait alors jour la question suivante : lorsque le Christ se présente à notre porte, nous sommes certainement un peu étranger l’un à l’autre. Mais le recevons-nous comme un hospes ou bien comme un hostis ? Et plus largement, toute personne que nous rencontrons, avec quel regard, avec quel a priori le regardons-nous ?
Le Christ s’invite chez nous et il frappe à la porte.
Le prologue de Jean commence par la mention d’un drame terrible. Quelqu’un vient chez lui et les siens ne le reconnaissent même pas, ils ne l’ont pas accueilli ni à titre de familier ni à titre d’étranger. Et pourtant, ce n’était pas n’importe qui. C’était le Verbe de Dieu, le fils unique plein de grâce et de vérité, qui par le mystère de l’incarnation, a planté sa tente parmi nous. Il était la vraie lumière qui, en venant dans le monde illumine tout homme.Mais nous le savons, le refus de l’accueil n’a pas été total. A ceux qui l’ont reçu, il a donné le pouvoir de devenir enfant de Dieu.
C’est une attitude constante chez le Christ que de s’inviter, que de frapper à la porte Ap 3, 20 : « - Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi. » L’enjeu n’est pas mince : être près de lui parce qu’il se sera rapproché de nous.Voyons quelques figures évangéliques qui ont accepté de jouer le jeu de cet accueil et d’autres qui ne s’y sont pas risqué.
Marie
La première à avoir ouvert sa porte, c’est Marie. La disponibilité de Marie à la parole de l’ange, à la demande de Dieu est touchante et l’on voit bien que la proximité du Christ en elle déploie chez elle une charité plus grande (dont sa cousine Elisabeth est la première bénéficiaire) , une louange à nulle autre pareille (Mon âme exalte le Seigneur, exulte de joie en Dieu mon sauveur, prière que nous disons à la fin de chacune de nos réunions d’équipe…), une vision de l’histoire du salut étonnante (les affamés sont comblés et les riches renvoyés les mains vides). Et cela demeure un grand critère de discernement de l’authenticité de l’action de Dieu chez quelqu’un que de percevoir un surcroît de charité, une vie de prière plus profonde, un sens du mystère de la foi plus ajusté.
Et je veux insister sur la troisième dimension, le mystère de la foi. Marie le comprend comme renversement des valeurs : ce sont les pauvres et les humbles qui sont comblés et il faut que les riches et les orgueilleux deviennent ou redeviennent pauvres pour être comblés non par leur propre travail mais par la grâce de Dieu. Marie, d’emblée dans son cantique perçoit que personne ne peut être sauvé sinon toute personne que le Christ vient enrichir de sa pauvreté. C’est ce qui est si difficile à comprendre au jeune homme riche et qui demeure tout autant incompréhensible aux apôtres.
Zachée
Le personnage de Zachée mérite aussi une halte. Nous le savons tous, il s’agit du salut d’un riche et le fait est suffisamment remarquable pour que Luc s’y arrête dans son Evangile. Des quatre évangélistes, il est d’ailleurs le seul à mentionner cet événement.
Là aussi, Jésus s’invite Lc 19, 5 :
« Arrivé en cet endroit, Jésus leva les yeux et lui dit : "Zachée, descends vite, car il me faut aujourd'hui demeurer chez toi." » La demande de Jésus rencontre la curiosité de Zachée. Cette rencontre entre un coeur curieux et le désir du Christ fait des merveilles. Nous allons assister, quasiment en direct, à l’actualisation du Magnificat. Première des merveilles : La joie. « Zachée l’accueillit tout joyeux ». Mon âme exalte de joie, exulte de joie en Dieu mon sauveur, proclamait Marie. Deuxième merveille : Zachée accepte que le salut passe par lui, passe par un dépouillement de ses richesses. Car il ne fait pas que rendre ce qu’il aurait pris en trop, mais il rend au quadruple. D’une certaine manière, il répare l’injustice mais il va plus loin encore. Et dans cet excès il emprunte le chemin du riche qui accepte d’être appauvri pour se laisser pleinement enrichir de la présence de Jésus. C’est l’unique chemin du salut possible.La troisième merveille est concomitante à la seconde. En rendant plus, il pratique une charité réelle. Mieux, il donne la moitié de ses biens aux pauvres. A ces trois attitudes qui attestent d’une véritable conversion : joie, appauvrissement, charité, il faut ajouter la remarque de Jésus : « Aujourd’hui, le salut est venu pour cette maison, car lui aussi est un fils d’Abraham. »
Conclusion que l’on peut rapprocher de la conclusion du Magnificat : « Il est venu en aide à Israël son serviteur en souvenir de sa bonté comme il l’avait dit à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance à jamais ».Comment donc ne pas voir dans cet épisode de Zachée, descendant d’Abraham, une actualisation du Magnificat. L’accueil du Christ authentique engendre une « démarche Magnificat » si vous me permettez cette expression.Mais j’insiste encore sur la curiosité de Zachée. Jésus n’aurait rien pu faire sans son ouverture intérieure, sans son désir personnel. Désir confus, indicible, peut-être, mais suffisante pour que le salut entre dans sa maison. Jésus fut pour Zachée un hôte-hospes à l’égard duquel Zachée sut déployer, comme Marie, une véritable hospitalité.
Simon le pharisien et une femme
Troisième et quatrième personnages que je voudrais contempler avec vous : Simon le pharisien et la femme qui vient à l’improviste.
Lc 7, 36-50 : « Un Pharisien l'invita à manger avec lui ; il entra dans la maison du Pharisien et se mit à table. Et voici une femme, qui dans la ville était une pécheresse. Ayant appris qu'il était à table dans la maison du Pharisien, elle avait apporté un vase de parfum. Et se plaçant par derrière, à ses pieds, tout en pleurs, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum. A cette vue, le Pharisien qui l'avait convié se dit en lui-même : " Si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu'elle est : une pécheresse ! " Mais, prenant la parole, Jésus lui dit : " Simon, j'ai quelque chose à te dire. " - " Parle, maître ", répond-il. " Un créancier avait deux débiteurs ; l'un devait cinq cents deniers, l'autre cinquante. Comme ils n'avaient pas de quoi rembourser, il fit grâce à tous deux. Lequel des deux l'en aimera le plus ? " Simon répondit : " Celui-là, je pense, auquel il a fait grâce de plus. " Il lui dit : " Tu as bien jugé. " Et, se tournant vers la femme : " Tu vois cette femme ? dit-il à Simon. Je suis entré dans ta maison, et tu ne m'as pas versé d'eau sur les pieds ; elle, au contraire, m'a arrosé les pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m'as pas donné de baiser ; elle, au contraire, depuis que je suis entré, n'a cessé de me couvrir les pieds de baisers. Tu n'as pas répandu d'huile sur ma tête ; elle, au contraire, a répandu du parfum sur mes pieds. A cause de cela, je te le dis, ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont remis parce qu'elle a montré beaucoup d'amour. Mais celui à qui on remet peu montre peu d'amour. "Puis il dit à la femme : " Tes péchés sont remis." Et ceux qui étaient à table avec lui se mirent à dire en eux-mêmes : " Qui est-il celui-là qui va jusqu'à remettre les péchés ? " Mais il dit à la femme : " Ta foi t'a sauvée ; va en paix." »
Ce passage de l’Evangile montre déjà que les pharisiens n’avaient pas tous la même attitude à l’égard de Jésus ; Ce Simon a aussi cette élément indispensable à toute rencontre authentique : la curiosité. Mais contrairement à Zachée, cette curiosité n’est pas une curiosité ouverte, prête à accueillir du neuf. Il faudrait que Jésus rentre dans sa manière de faire, qu’il soit comme lui en quelque sorte. Ceci montre qu’il y a une limite à son accueil du Christ. Jésus est pour lui un hôte-hostis si j’ose dire. Cette limite nous pouvons la percevoir dans le contraste de son attitude avec celle de la femme qui montre beaucoup d’amour parce que beaucoup lui a été pardonné. Malgré cette expérience touchante, notre pharisien ne semble pas saisir l’occasion de la présence du Christ pour se convertir. La parabole de Jésus était pourtant suffisamment explicite.
La femme, quant à elle, est entrée de plein pied dans une « démarche magnificat ». Mais, il semble que cette fois-ci, c’est à Jésus de l’accueillir et de l’accueillir avec l’extraordinaire débordement de sa reconnaissance. Débordement d’humilité, débordement de joie, débordement de parfum onéreux. Et Jésus, sait accueillir à son tour cette marque, ce sceau de la reconnaissance que sont les larmes, le geste des cheveux et le parfum. Ses disciples n’en sont pas encore là. Ils se scandalisent du gaspillage et nourrissent ce scandale d’un légitime souci pour les pauvres. Mais Jésus a su accueillir cette femme pour elle-même avec l’expression très féminine de sa reconnaissance.
L’hospitalité de Jésus est sensible au mode d’expression de chacun, la générosité de Zachée, les larmes et le parfum de cette femme. Jésus accueille aussi bien qu’il s’invite. Et pour qui joue le jeu d’une rencontre droite et profonde le fruit est le même : le salut.
En conclusion, c’est toujours risqué d’accueillir Jésus, mais c’est aussi l’unique condition pour entrer dans la dynamique du salut, une dynamique qui nous fait advenir à nous-mêmes, proclamer et vivre le magnificat de Marie.
Et j’ajouterai une petite remarque incidente : la manière de se convertir est bien différente selon qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme. L’homme Zachée divise en deux, multiplie par quatre. C’est net et précis. La femme de notre évangile verse des larmes et répand du parfum. Je dis cela pour faire remarquer que tout notre vie jusques et y compris notre spiritualité est marquée par notre sexualité.
Jésus est lui-même tout accueil
Dans la première partie de ce matin, nous avons vu à quel point Jésus sait accueillir et être accueilli par les hommes et les femmes de la Palestine. Voyons si vous voulez un peu plus en profondeur pour regarder la façon dont lui-même évoque l’accueil. Plusieurs point de vue vont pouvoir être abordés : Jésus et son Père ; La solidarité que Jésus entretient avec l’étranger ; le comportement de Jésus avec les enfants.
Jésus et son Père
Je voudrais m’appuyer sur le chapitre 14 de Jean pour approfondir le sens de l’accueil que nous recevons du Christ lui-même.Jn 14, 22 : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui.» Il est assez remarquable de noter que si nous observons la parole du Christ, c’est non seulement le Christ mais le Christ dans sa relation à son Père que nous accueillons. Si nous observons la parole du Christ, nous serons aimé du Père qui aime son Fils. Et la manière d’aimer du Père est d’établir avec son Fils sa demeure dans le coeur de tout homme qui observe sa parole. Autrement dit, accueillir la Parole du Christ nous fait accueillir bien plus que sa parole.
Nous accueillons le Christ dans sa relation au Père. Or nous savons quelques versets plus hauts que selon la parole même de Jésus Jn 14, 11 : « Je suis dans le Père et le Père est en moi ». Chacun accueille l’autre et demeure en l’autre. Autrement dit, lorsque le Père et le Fils viennent établir leur demeure dans le coeur de ceux qui aiment Dieu et observent sa Parole, c’est le processus même de l’accueil qui vient demeurer en nous. Jésus est toute hospitalité à son Père, à sa parole et à sa volonté et le Père est toute hospitalité à l’oeuvre de son Fils bien-aimé qu’il nous invite sans cesse à écouter. (Cf. le passage de la transfiguration). Nous avons là une autre manière qui s’ajoute aux précédents que nous connaissons de commenter le fait que l’homme et la femme sont créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Ils sont créés à l’image de l’hospitalité divine, pour être l’un à l’égard de l’autre tout accueil et tout don. « Voici qu’aujourd’hui, je me donne à toi et je t’accueille » disent les époux le jour de la célébration de leur mariage. La dimension de l’hospitalité et constitutive du sacrement du mariage. A raison on insiste beaucoup sur le don, mais on devrait faire effort pour travailler la dimension de l’accueil qui la condition de possibilité de tout don.Ils viennent demeurer en nous si nous demeurons dans la parole du Christ. Le verbe demeurer appelle une remarque car pour l’homme et pour Dieu le sens de demeurer n’est pas tout à fait le même : Selon la TOB (Jn 15, 4 r), « Pour l’homme, demeurer c’est se tenir fermement et activement à ce qui a été donné dans le passé, le saisir dans le présent et envisager l’avenir en fonction de lui. C’est également en ce sens que le croyant demeure dans la Parole, dans la lumière, dans l’amour, en Dieu. » Pour Dieu le sens change un peu. « Pour Dieu ou pour Jésus, demeurer exprime la stabilité des dons du salut accordés aux croyants (celui qui boit de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif). Aussi, lorsque Jésus et son Père viennent établir leur demeure en nous, nous percevons à quel point notre vie humaine est estimée de Dieu, à quel point chacun peut devenir le temple de Dieu.
Accueillir Jésus dans l’étranger.
En travaillant cette intervention, je me suis souvenu que Jésus s’était rendu solidaire du pauvre et de l’étranger et que quiconque accueillait cet étranger, l’accueillait lui. C’est en Mt 25, 35 : « Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, ». Eh bien ! figurez-vous que le terme « étranger » (xeno") est traduit dans la vulgate par hospes. Sauf un seul endroit (lorsqu’on se sert de l’argent de Juda pour acheter le champ du potier afin d’y enterrer les étrangers ou encore les gens de passage (perégrinorum).
St Jérôme en traduisant les écrits grecs, mais admettons-le, Jésus lui-même se comprend comme un étranger, un hôte-hospes qui demande à être accueilli. Comme si l’accueillir lui, c’était en définitive nous laisser accueillir par lui, entrer dans son hospitalité. Pourquoi nous arrive-t-il trop souvent de craindre sa venue dans notre vie ? Pourquoi le considérons-nous trop souvent comme un hostis plutôt qu’un hospes ? Sans doute qu’il ne faut pas éliminer la dimension d’étrangeté qui existe entre lui et nous, mais c’est une étrangeté hospitalière qui respecte la vie de chacun pour elle-même, qui la fait advenir à elle-même dans la rencontre vraie et qui va jusqu’à produire une « démarche magnificat ».
Accueillir un enfant ou comme un enfant.
A propos d’une discussion sur qui est le plus grand dans le Royaume des cieux, nous assistons à un dialogue intéressant pour nous me semble-t-il.
c 9, 46-48 : « Une pensée leur vint à l'esprit : qui pouvait bien être le plus grand d'entre eux ? Mais Jésus, sachant ce qui se discutait dans leur coeur, prit un petit enfant, le plaça près de lui, et leur dit : " Quiconque accueille ce petit enfant à cause de mon nom, c'est moi qu'il accueille, et quiconque m'accueille accueille Celui qui m'a envoyé ; car celui qui est le plus petit parmi vous tous, c'est celui-là qui est grand. " »
Cette péricope n’est pas très facile à interpréter car sa logique n’est pas tout à fait évidente. Accueillir un enfant à cause du nom de Jésus, nous montre que Jésus est un motif suffisant pour accueillir un enfant qui n’a pas le statut que notre société lui a donné avec les progrès de la médecine. Jésus, accueille tout le monde, il est hospitalier à tous et particulièrement aux plus petits que sont les enfants. Comme moi, vous savez qu’accueillir un enfant, ce n’est pas seulement lui donner un toit et un couvert mais encore se mettre à son niveau, accepter de jouer son jeu de telle sorte que prenant de l’assurance, il grandisse. Jésus savait sûrement faire cela. Il n’avait pas peur de se faire le plus petit avec les enfants, de même que tout maître de ses disciples qu’il était il sut plus tard se faire leur serviteur et laver leurs pieds. Accueillir, pour Jésus, c’est véritablement se faire proche de celui qui s’approche de lui. Ainsi d’ailleurs pourrions-nous relire l’histoire du salut : Dieu en son Fils accueille à nouveau sa création en se faisant l’un de nous pour mieux nous sauver.
Vous aurez enfin remarqué, cependant que nous sommes dans la même logique de St Jean accueillir Jésus, c’est accueillir son Père qui l’a envoyé. (quiconque m'accueille accueille Celui qui m'a envoyé).L’autre péricope qui concerne Jésus et les enfants bien que voisine dit autre chose.
Nous sommes dans le même évangile de Lc 18, 15-17 : « On lui présentait aussi les tout-petits pour qu'il les touchât ; ce que voyant, les disciples les rabrouaient. Mais Jésus appela à lui ces enfants, en disant : " Laissez les petits enfants venir à moi, ne les empêchez pas ; car c'est à leurs pareils qu'appartient le Royaume de Dieu. En vérité je vous le dis : quiconque n'accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n'y entrera pas. " » La nuance avec la péricope précédante n’est pas petite. En Lc 9, il s’agissait de savoir se mettre au niveau de celui qu’on accueille par égard de celui que l’on accueille, en l’occurrence un enfant. Ici, il est nécessaire de redevenir un enfant ou plutôt d’en retrouver les qualités essentielles si l’on veut rentrer et être accueilli dans le Royaume de Dieu.Il ne s’agit pas bien sûr de retomber en enfance. Jésus lui-même est tout sauf un être infantile.
Il me semble que si le Royaume de Dieu appartient aux enfants et à leurs pareils, c’est que ces derniers ont deux qualités essentielles : la première est une confiance illimitée en leurs parents ; la seconde est cette aptitude à progresser, à grandir et à savoir demander de l’aide en vue de cette fin. C’est dans cette attitude spirituelle qu’il nous faut accueillir le Christ, dans la confiance et dans l’espérance d’une croissance. Refuser de mûrir dans la foi ; ne pas s’appuyer sur le Christ seul pour être sauvé, c’est assurément s’égarer sur des chemins de perdition. Ste Thérèse de l’enfant Jésus et de la sainte face, dans sa petite voie a décidé d’aller au plus sûr : se jeter dans les bras aimants de Jésus et de tout lui confier. Il n’y a pas d’autre chemin que celui-là.
Pas d’accueil sans un minimum de réciprocité
Avant de conclure, je voudrais que nous regardions une autre péricope dans l’Evangile qui montre que Jésus, s’il est prêt à accueillir tout le monde, à se donner à tous, il n’est pas prêt à le faire n’importe comment.Mt 21, 23-27 : « Il était entré dans le Temple et il enseignait, quand les grands prêtres et les anciens du peuple s'approchèrent et lui dirent : " Par quelle autorité fais-tu cela ? Et qui t'a donné cette autorité ? " Jésus leur répondit : " De mon côté, je vais vous poser une question, une seule ; si vous m'y répondez, moi aussi je vous dirai par quelle autorité je fais cela. Le baptême de Jean, d'où était-il ? Du Ciel ou des hommes ? " Mais ils se faisaient en eux-mêmes ce raisonnement : " Si nous disons : "Du Ciel", il nous dira : "Pourquoi donc n'avez-vous pas cru en lui ?" Et si nous disons : "Des hommes", nous avons à craindre la foule, car tous tiennent Jean pour un prophète. " Et ils firent à Jésus cette réponse : " Nous ne savons pas. " De son côté il répliqua : " Moi non plus, je ne vous dis pas par quelle autorité je fais cela. " »Notons tout d’abord que Jésus ne fait pas une réponse exactement réciproque à celle des pharisiens. Ils disent qu’ils ne savent pas. Mais Jésus dit qu’il ne répondra pas à la question. Les uns rusent, Jésus reste dans la vérité.Ensuite, il me semble que le plus important est de s’attarder sur la cohérence des intentions des interlocuteurs de Jésus pour comprendre ce qui se joue fondamentalement. Nos pharisiens attendent une réponse vraie à une question qui est, somme toute pertinente : « Par quelle autorité fais-tu cela ? » En répondant par une autre question, Jésus teste la droiture d’intention des pharisiens. Dans quel esprit sont-ils venus dialoguer avec lui ? Or, il s’avère qu’ils n’ont pas une intention droite. C’est pourquoi Jésus ne leur répond pas. Ce dialogue est très instructif sur la pédagogie de Jésus qui n’est pas un naïf, loin s’en faut.
Le dialogue n’est possible que si chacune des parties est prête à en faire un usage droit, cohérent avec la vérité et les valeurs qui lui sont associées. On ne peut décemment exiger la vérité d’autrui sans s’engager à jouer le jeu de la vérité et des valeurs qui vont avec elle comme le bien, le beau, la vie ou encore les quatre vertus cardinales que sont la prudence, la justice, le courage et la tempérance. Lors de sa passion, Jésus finira par se taire, car les dialogues sont piégés d’avance. On ne discute pas avec ceux qui pervertissent l’usage de la vérité.
Ce thème de l’hospitalité pervertie a eu un écho dans un débat célèbre entre deux philosophes des lumières : Emmanuel Kant et Benjamin Constant. L’histoire est la suivante : votre ami vient se réfugier chez vous en vous suppliant de le cacher car un fou veut l’assassiner. Quelques minutes plus tard le fou arrive et vous demande si votre ami est là. Que faut-il répondre ? Emmanuel Kant pensait qu’il ne fallait jamais mentir sous peine de désorganiser la société et donc il répondait par l’affirmative. Benjamin constant s’est opposé à une telle attitude en affirmant que si, de fait, mentir introduit du désordre, il reste qu’en définitive on ne doit pas la vérité à qui est prêt à s’en servir contre le bien de la vérité elle-même à savoir, la justice, la vie.De ce point de vue là, il y a un formidable bon sens chez Jésus. Il connaît bien le coeur de l’homme, sa capacité à pervertir les dons de Dieu. Mais il ne favorise pas ce jeu et même le met à jour. S’il est prêt à accueillir tout homme, il ne le fera pas n’importe comment. Marie, dans son Magnificat en a aussi l’intuition lorsqu’elle proclame : « Il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse, et il a élevé les humbles ». Qui veut accueillir le Christ doit faire sienne « la démarche magnificat ».
Conclusion :
Accueillir Jésus comme un hôte demeure toujours un risque, risque de devoir changer de vie, risque de rentrer dans un processus de vérité sur soi et sur l’amour que Dieu porte sur soi, risque de perdre, de tout donner, de partager, de devoir se convertir et comme le chante une hymne : « Oublie les soutiens du passé, en lui seul ton appui ! C’est lui comme un feu dévorant qui veut aujourd’hui ce creuset pour ta foi ». Jésus, en s’engageant au service de l’humanité a engagé la totalité de son être dans une alliance indéfectible. Ce faisant il a permis à d’autres d’advenir à eux-mêmes, d’être libérés de chaînes diverses et nombreuses, d’accéder eux aussi à la plénitude de leur être en participant à sa résurrection. Aussi permettez-moi de finir sur cette prière du frère Roger de Taizé que je trouve très juste. Juste par l’équilibre entre le passé, le présent et le futur ; juste parce que si Jésus nous accueille tel que nous sommes, c’est pour nous permettre, comme des enfants d’accueillir le Royaume de Dieu : Sois béni Dieu le vivant Toi qui enfouis notre passé dans le coeur du Christ Et qui de notre avenir prend soin.
Approche philosophique de l’accueil à travers le concept d’engagement
Le thème de la journée est « Accueillir le Christ pour mieux nous accueillir les uns les autres ». Nous avons vu ce matin comment le Christ agissait, comment il accueillait, comment il était accueilli et plus encore si j’ose dire comment l’accueil, l’hospitalité est constitutive de son être de Fils, lui qui demeure dans le Père et dont le Père demeure en lui.
Ce thème de l’accueil a, évidemment, une grande affinité avec le sacrement du mariage dont l’engagement se dit dans les termes suivant : « Je me donne à toi et je t’accueille ». Je vous invite à approfondir ce travail de l’accueil de l’autre dans sa différence.
Cela va être une intervention à tonalité plus philosophique dont le propos sera de montrer trois choses : il n’y a pas d’accueil vrai sans engagement à l’égard de la personne accueillie, et à ce titre, nous creuseront la réalité de l’engagement. Ensuite, mais de manière beaucoup lus brève, il y aura une petite réflexion sur le fait qu’accueillir vraiment passe nécessairement par le désir de respecter l’autre et donc à ne pas vouloir le changer comme on le voudrait, même s’il est à souhaiter qu’un amour vivant nous change.
S’accueillir, c’est s’engager.
Nous l’avons entendu ce matin, le Christ, lorsqu’il accueille, va jusqu’à ouvrir le salut pour toute personne vraie dans la relation qu’elle entame avec lui. Mais Jésus, ne peut favoriser des accueils pervers qui ne jouent pas le jeu de la vérité, dont la parole n’engage pas ses interlocuteurs. En travaillant devant vous le concept de l’engagement, du point de vue philosophique, je voudrais donner une matière à la qualité de l’accueil que vous vivez en couple, l’un à l’égard de l’autre. Je vais distinguer l’engagement du contrat, puis je mettrai principalement l’accent sur la nature de l’engagement.
Je vais ici principalement utiliser un langage philosophique. Cela risque un peu de vous déstabiliser mais je pense que entendre avec d’autre mots ce que l’on vit peut aider à réfléchir mieux.
Le contrat.
Vous savez comme moi que dans la vie, il existe plusieurs types de contrat. Il y a des contrats qui sont de l’ordre du troc. On échange un service contre un bien en nature. L’échange peut même se réaliser dans le temps.Il y a des contrats qui sont de l’ordre du donnant donnant, où chacun des contractants essaye d’obtenir le plus en donnant le moins. C’est la forme la plus commune du contrat. C’est ce que nous faisons à chaque fois que nous allons dans un magasin. Lorsque nous achetons quelque chose, nous estimons que le sacrifice monétaire justifie ce que l’on acquiert en échange. Il y a enfin le type du contrat-association dont les contractants s’entendent pour obtenir ensemble ce qu’ils ne pourraient obtenir tout seul. Des médecins de spécialités différentes qui fondent une clinique. Ici les contractants sont associés et non pas concurrents. La caractéristiques de tous ces contrats est qu’ils portent sur des biens, des marchandises, des services que chaque partie s’engage à fournir dans des délais convenus à l’avance. Une fois le contrat réalisé, chacun vaque à ses affaires sans égard particulier pour l’autre partie. Ce type de contrat est cependant très près de la relation que vivent un homme et une femme dans une relation de couple scellée par un mariage. L’engagement matrimonial est cependant tout autre chose.
Accueillir, c’est s’engager
Il est temps maintenant d’emprunter la piste de l’engagement et d’essayer de percevoir son originalité par rapport au contrat dont nous venons de parler. Je vais ici m’appuyer principalement sur un article de Jean Ladrière qui m’a paru très éclairant. Il commence par distinguer deux aspects contenus dans le mot même. D’une part, l’engagement peut faire référence à la date où l’on s’engage, où l’on acquiert le statut d’engagé. Il évoquera alors l’acte d’engagement. D’autre part, il peut faire référence à la mise en oeuvre de la décision qui a été prise. Il parle alors de l’engagement comme conduite. Notons au passage que le mot de mariage porte en lui-même la même ambiguïté. Nous verrons ensuite quel rapport au temps et en particulier à l’avenir suppose la notion d’engagement.
L’engagement comme conduite
La conduite d’engagement est un type d’attitude qui consiste à assumer activement une situation, un état de choses, une entreprise, une action en cours » que l’on n’a pas forcément initiée mais que l’on reprend délibérément à son compte. Cela suppose de se sentir impliqué, d’être responsable et bien sûr un rapport au temps très particulier sur lequel je reviendrai plus tard.
Implication
On peut être impliqué dans des situations sans l’avoir voulu et sans rien y faire, malgré nous. Ainsi pourra-t-on lire quelqu’un raconter qu’il a été impliqué dans une prise d’otage et qu’il a eu beaucoup de chance de s’en sortir. Mais on peut aussi s’impliquer de soi-même dans une situation que l’on choisit délibérément d’assumer. Dans ce cas là, pour reprendre le vocabulaire philosophique de Jean Ladrière, « celui qui s’engage inscrit de façon active son être dans la situation » dans l’être même de cette situation. Et par là il choisit de faire dépendre son sort de ce qui adviendra du destin extérieur qu’il a pris en charge et dont il ne maîtrise en définitive que peu d’éléments concrets.
Notons tout de suite que l’engagement ne porte pas d’abord sur des biens de quelque nature que ce soit à échanger comme dans les contrats mais qu’il porte sur l’être même de la personne qui s’engage. pour le dire en termes plus spirituels, l’engagement implique la personne au for interne alors que le contrat ne l’implique qu’au for externe. Autrement dit, dans l’engagement, il y va de la cohérence avec soi-même plus encore que lors de l’exécution d’un contrat.
L’implication assumée librement et volontairement peut être si grande qu’en définitive, la personne engagée en liant son destin à d’autres « se perd jusqu’à un certain point » puisqu’elle se rend dépendante d’autres destins. Cependant, comme dans les contrats si j’ose dire, il existe une contrepartie, puisque dans le même temps celui qui s’engage et qui s’implique dans des situations concrètes « dilate son propre destin » pour reprendre les mots de Ladrière. Ainsi pour le cas qui nous concerne, le mariage, tant que l’on n’a pas choisi de s’engager vraiment dans une relation de couple en particulier, on fait du surplace et par ailleurs on reste disponible pour une multitude de relations possibles, du moins en théorie.
Le jour où l’on s’engage, on perd les possibles au profit d’un seul, on se perd un peu en acceptant de lier son destin radicalement à une autre personne mais dans le même mouvement on s’ouvre un chemin, un destin que l’on n’aurait jamais pu parcourir autrement comme par exemple celui de la fécondité, d’une relation affective profonde, des joies de la vie commune, d’épreuves à traverser ensemble. Le destin s’est dilaté. Ou pour le dire encore autrement, l’engagement libère des énergies qui ne pouvaient s’exprimer et que l’on gardait en réserve tant qu’un choix clair n’avait pas été pris. En définitive, l’engagement permet d’accéder, sinon à un supplément d’être, du moins à une profondeur de son être que l’on ne connaissait sans doute pas auparavant.
Responsabilité
L’implication convoque à la responsabilité et une responsabilité qui prend et revendique non seulement les actions à venir mais aussi celles du passé. Rentrer dans un parti politique, c’est accepter l’histoire de ce parti et la faire sienne en quelque sorte. Nous avons vu récemment notre Eglise catholique et des institutions nombreuses demander pardon publiquement pour des crimes et des fautes que les locuteurs n’avaient pas personnellement commis. Au fond, celui qui s’engage reconnaît que l’histoire ne commence pas avec lui, qu’il hérite et qu’il ne pourra faire sans ce « sac à dos » pour parler avec Françoise Sand. Son éducation, son caractère, sa famille,... Ce qui n’est pas le cas du contrat où la responsabilité des contractants commence à la date d’une signature et s’achève à la fin du contrat.
L’engagement comme acte
De même que pour l’engagement considéré comme conduite, « l’engagement comme acte concerne l’être même de celui qui décide ». L’objet de la décision n’est rien d’autre que soi-même. « On ne peut parler véritablement d’engagement, dit Ladrière, que lorsque l’objet même de la décision est celui qui décide, soit par une partie de lui-même, soit par tout lui-même ».Car il faut bien dire que l’engagement, tout en concernant l’être même de la personne, peut être partiel ou total, limité dans le temps ou illimité. Voici quelques exemples où l’implication de la personne engagée s’exprime dans un ordre croissant : L’armée, la vie politique, une valeur, une profession, envers une personne, ses enfants, dans le choix d’un état de vie comme le mariage bien sûr. Pour décrire chacun de ces engagements, on trouverait facilement des mots comme : la promesse, la fidélité à une parole donnée, le dévouement. Ces trois réalités convoquées par l’engagement montrent bien qu’il ne s’agit pas seulement de remplir un contrat, mais de prendre un risque, le risque engendré par le caractère radical de tout engagement même s’il est pris pour un temps déterminé. La sagesse populaire connaît bien ce phénomène lorsqu’elle concocte des dictons comme « se faire manger la laine sur le dos », « mettre le petit doigt dans l’engrenage."
L’engagement dans son rapport au temps
Le temps est une réalité extrêmement complexe dont la définition dépend du regard que vous portez sur la réalité que vous tentez d’observer. Le temps pour les physiciens de la mécanique kantique (Etienne Klein) n’a rien à voir avec le temps chronologique de nos montres ou encore avec le temps tel que l’homme le vit. Pour l’être humain, une approche naïve du temps pourrait laisser entendre qu’en ce qui concerne la passé tout est joué et qu’en ce qui concerne l’avenir nous sommes dans le plus indéterminé. Rien n’est moins sûr.
Déjà St Augustin, dans ses confessions au vingtième chapitre du onzième livre parle de trois temps : « le présent des choses passées, le présent des choses présentes et le présent des choses futures ». Cette fonction médiatrice du présent que St Augustin met ici à jour nous permet de dire qu’en fait, si l’on ne peut faire que les événements passés n’ont pas eu lieu, il reste qu’ils sont toujours susceptibles d’être mieux interprétés. De même le futur pour chargé d’imprévisibilité qu’il est n’est pas sans influence sur le présent puisqu’il permet de le sortir d’une pure détermination du passé. Mais a contrario le futur est lui-même placé sous la condition de possibilité du présent. Tout n’est donc pas possible. L’engagement comme acte a du sens si l’on se souvient qu’il concerne l’être de sa personne et non le déroulement des événements futurs. Comme le dit si bien Jean Ladrière : « L’engagement n’est pas une prévision. » Cela suppose une donnée anthropologique fondamentale : nous sommes capables de nous percevoir comme une unité existentielle, le même, la même personne au cours des années alors que nous vivons successivement des événements d’une grande variété.
Nous pouvons avoir un rapport au temps très pointilliste, morcelée permettant à la rigueur une succession de sincérités sans rapport nécessaire les unes avec les autres. Ceux qui vivent cela font du surplace dans la vie. « Mais si le temps est dispersion, il est aussi synthèse ». C’est cette capacité qu’a l’homme de ramasser dans son présent le passé et le futur de sa vie qui lui permet de se saisir comme une unité existentielle. Ladrière montre bien que « d’une part, la modalité existentielle de la dispersion est comme un relâchement de l’être, et d’autre part, la modalité existentielle de l’unification est comme une concentration de l’être sur lui-même. (...) L’engagement est évidemment du côté de la modalité unificatrice ». Cette unification intérieure relève en définitive d’une décision personnelle qui « dans une synthèse arrache le moi à sa dispersion ».
Par sa capacité à appréhender l’ensemble de sa vie jusque sa mort et même par delà sa mort dans un mouvement d’unification résultant d’une décision, l’homme donne par le fait même une dimension transcendantale à sa vie. L’engagement dans sa forme la plus totale, lorsqu’il concerne un état de vie comporte, me semble-t-il, une dimension transcendantale de fait. Dimension que l’on ne trouve aucunement dans les contrats.
Au niveau spirituel, nous connaissons tous cette soif d’unification qui habite le psalmiste : « Fais que je marche sur les chemins de la vérité, unifie mon coeur, qu’il craigne ton nom ». Ps 85. Le cri de Paul l’exprime aussi très fort : « Comment se fait-il que je ne fais pas le bien que je veux faire et que je fais le mal que je ne veux pas faire ? ». L’engagement à la suite du Christ convoque le croyant à l’unification intérieure. Cette réalité de l’engagement, par sa structure transcendantale même a une affinité toute particulière avec l’acte de foi. Essayons de redire tout cela avec des exemples de la vie quotidienne. Ainsi, lorsque nous embrassons notre passé d’un seul mouvement de la pensée, nous disons tous : « Comme le temps passe vite ». Pourtant, il y a des moments qui nous ont paru long à cause de la pénibilité ou de la souffrance endurées alors. D’autres qui ont été trop courts avec cette impression que nous n’avons pas su profiter de l’instant. Et nous savons que les choses ont eu un certain ordre et que tout n’est pas arrivé en même temps en vertu du seul principe de réalité.
Par ailleurs, lorsque nous embrassons le futur c’est un peu la même opération que nous faisons. Nous embrassons tout l’avenir d’un seul coup. Mais là nous ne disons pas : « Comme ça va passer vite » Les couples qui préparent leur mariage se demandent comment ils vont durer cinquante ans avec en arrière-pensée la somme des problèmes rencontrés par tous les couples, la somme des joies aussi mais c’est souvent plus flou. Pour durer dans l’engagement, il faut sans doute avoir le courage de décompresser le temps qui vient et de se redire qu’à chaque jour suffit sa peine mais aussi à chaque jour ses joies.
Il me semble que pour aider les couples à durer dans l’accueil mutuel, tant que faire se peut, il peut être utile et bon de leur rappeler que dans leur histoire de couple ou encore dans leur histoire personnelle il y a déjà eu des joies qu’ils n’auraient pu goûter sans l’expérience du temps. Les leçons du passé et l’expérience aident bien souvent à avancer lorsque le réel nous dure. Pour s’accueillir mutuellement et en profondeur, rappelons-nous que le temps est avant tout un allié plus qu’un obstacle. D’où l’intérêt des petits engagements dans les associations, aumôneries ou autres quand on est jeune. Ils permettent de vérifier et d’apprendre dans le concret ce que c’est que de donner sa parole, de la tenir et d’en rendre compte. Les fiancés qui se fréquentent peuvent observer leur futur conjoint tenir leur parole dans les petits engagements du quotidien. C’est très instructif.
Dynamique de l’interdépendance du couple
A cette première dynamique d’analyse temporelle de l’engagement, qui n’est d’ailleurs pas exclusive aux couples, s’ajoute une autre qui leur revient en propre : celle du choix de l’articuler indissociablement à une dynamique d’interdépendance dans le couple. Pour reprendre le vocabulaire de Ladrière, s’engager dans une vie de couple, c’est accepter de faire dépendre le destin de son être d’un autre être et ce de manière assez radicale. Et dans le même temps c’est croire que dans cette dépendance, cette perte de soi, cette kénose en quelque sorte, se joue pour soi-même une dilatation de l’être que je consens à recevoir d’un autre, par un autre. Cette relation joue dans les deux sens bien sûr. Du moins elle devrait jouer dans les deux sens. Pour le dire encore autrement, la personne qui s’engage accepte une certaine démaîtrise dans son destin en faisant le choix volontaire et désiré de dépendre d’un autre. Ceci constitue dans le même temps l’autre responsable de ce destin à lui remis. Ce n’est possible que si l’autre s’engage à m’accueillir de la même manière. Chacun a donc dans l’engagement une dimension active et responsable et simultanément une dimension de confiance et d’abandon. Il me semble ainsi plus juste de dire que la relation dans un couple n’est pas égalitaire mais doublement asymétrique à cause de la nature même de l’engagement. C’est sûrement un moment très important dans la constitution d’un couple lorsque chacun s’aperçoit de cette confiance extraordinaire qui lui est faite. Confiance qui s’approfondit considérablement encore lorsque chacun comprend qu’il n’a pas mérité comme un dû cette responsabilité parce qu’il sait que ses faiblesses ont été repérées et qu’elles ont fait souffrir l’être aimé. Mais le pardon accordé et la confiance renouvelée ont qualifié cette responsabilité à un point éminent. « Chaque vie, dit Ladrière, accepte d’être médiatisée par l’autre, chacun reçoit de l’autre, la présence à soi qui caractérise la conscience passe désormais par la présence de l’autre à lui-même, et ainsi deux vies se recouvrent dans l’unité d’un même mouvement qui est un don réciproque et en même temps une création commune ». Comme le disent très souvent les fiancés : « Nous sommes devenus très complices (...) maintenant on attend de consulter l’autre avant de prendre une décision ». On le voit bien, cette double dynamique redouble la responsabilité première de tout engagement. Nous l’avons dit plus haut, s’engager c’est non seulement s’impliquer au niveau de son être profond, mais aussi assumer la situation dans laquelle on s’implique jusqu’à s’en reconnaître le responsable tant dans son passé que dans son avenir. Le cadre de la vie conjugale redouble aussi cette responsabilité d’une manière spéciale car elle m’est confiée par la voie de l’accueil et du don comme une grâce.
Accueillir l’autre différent
Après avoir longuement vu ce qu’il en était des conditions de possibilité de l’engagement mutuel, du don et de l’accueil réciproque, il convient de s’arrêter sur un élément fondamental dans l’accueil que les époux se réservent l’un à l’autre : il s’agit de la différence sexuelle. En effet, pour ordinaire et espérée qu’elle soit, cette différence n’est si évidente que cela à vivre. Pour Emmanuel Lévinas la différence sexuelle demeure une différence pas comme les autres, une « différence tranchant sur les différences », « la qualité même de la différence ». Marc Oraison disait à sa manière que « La femme est pour l'homme l'autre le plus autre », et Xavier Lacroix complète en affirmant que « L’homme est pour la femme l'autre le plus autre » (sans présumer de la symétrie entre ces deux formules). Cette différence échappe toujours à la description la plus fine. Insaisissable différence titrait un colloque. Elle est toujours au-delà de ce que l’on peut en dire.
Mais elle provoque chaque membre du couple à sortir de l’inévitable risque de narcissisme. Cette différence n’est pas si facile que cela à accueillir vraiment et durablement. Au début de la vie conjugale elle peut être extrêmement désirable. Mais vient un jour où la complicité dont on se réjouissait tant au début se transforme en habitude et l’on croit connaître l’autre comme si on l’avait fait. Or, personne n’est réductible à ce qu’il a déjà fait ou jamais fait. Tout être humain est capable de créativité, d’évolution dans le partage de ce qu’il habite tant sur la variété des domaines partagés que sur le niveau de profondeur et d’intimité.
Par exemple, pour beaucoup d’entre vous, cela n’a pas été forcément facile de partager votre prière. Non seulement parce que la prière touche à une très grande intimité personnelle, plus encore que la sexualité peut-être, mais aussi parce qu’un homme et une femme ne prient pas de la même façon.
Autre exemple : J’ai beaucoup aimé ce dialogue dans un couple aîné où le mari donne une information et l’épouse réagit en disant : « Mais, tu ne m’avais jamais dit ça ! ». Formidable moment dans une vie conjugale qui manifeste l’évolution du mari et qui rencontre une oreille encore attentive chez son épouse, capable de repérer du neuf. Au, fond accueillir l’autre dans sa différence, c’est vouloir que cette différence demeure. Non pas qu’il ne faille pas désirer une évolution du conjoint, mais s’il doit évoluer que ce soit dans le sens d’une humanisation plus grande, d’une unification de son être profond et unique. Si le couple est ajusté (mais chacun sait que ce n’est jamais parfait), alors chacun doit pouvoir sentir non seulement qu’il est respecté mais que la relation l’épanouit. Dit avec les critères de ce matin, cela donne : de toute façon, nous ne pourrons jamais réduire ce caractère d’étrangeté qui existe entre l’homme et la femme, fussent-ils unis dans les liens du mariage. La question devient alors comment vivre cette différence irréductible ? Comme un étranger-hospes, ou comme un étranger-hostis ? S’il fallait bâtir le terme d’hospitalité conjugale, je crois que c’est toute cette signification que je mettrai derrière. Se faire hospitalier à l’égard de l’irréductible et insaisissable étrangeté du conjoint.
Conclusion
Pour conclure, je reviens sur le rapport entre engagement et contrat et plus particulièrement le contrat-association. Leurs formes extérieures, projet commun, vie commune sont semblables. Ce qui les distingue c’est d’une part l’implication de l’être de chacun des conjoints dans le cas de l’engagement matrimonial et une implication radicale au niveau du temps. De plus, la formule sacramentelle du mariage dit très exactement les deux dimensions de l’engagement. Par le don, il y dépossession de son destin, par l’accueil il y responsabilité assumée à l’égard du conjoint.
Conclusion : Christifier notre accueil
Nous avons vu ce matin, ce qu’il en était de l’accueil du Christ. Cet après-midi, nous avons fait une approche plus philosophique et anthropologique. Comment ces deux approches peuvent-elles se rejoindre ?
Vous aurez sans doute remarqué que le Christ dans son incarnation, dans la fidélité à sa mission, le Christ a engagé tout son être. Autant la philosophie peut nous aider à réfléchir de ce que peut être une vie engagée, autant le Christ nous a montré que c’était possible de le faire vraiment et nous le verrons plus en détail dans l’homélie.
La foi nous invite à avoir les mêmes sentiments que ceux qui étaient en Christ.
St Paul nous dit très bien cela en Ph 2, 1-5 : « Aussi je vous en conjure par tout ce qu'il peut y avoir d'appel pressant dans le Christ, de persuasion dans l'Amour, de communion dans l'Esprit, de tendresse compatissante, mettez le comble à ma joie par l'accord de vos sentiments : ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment ; n'accordez rien à l'esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun par l'humilité estime les autres supérieurs à soi ; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres. Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » Et suit l’hymne au Philippiens. Dont le grand mouvement manifeste qu’il a renoncé à son droit d’exercer sa divinité pour offrir sa vie sur la croix et c’est pourquoi le Père l’a glorifié.
Comment ne pas réentendre le langage philosophique de Ladrière qui dit que dans tout engagement il y a une Kénose, une perte de soi, mais aussi, à terme, une dilatation de son être. Et quelle dilatation que la résurrection.
Dans le fameux texte aux Ephésiens 5, 21 et ss., Paul introduit son discours par : « Vous qui craignez le Seigneur, soumettez-vous les uns aux autres ». On est réellement dans une double dissymétrie entre l’homme et la femme. Ensuite à chacun, au sein de la société de l’époque de se soumettre ou encore de s’engager comme le Christ au service de l’autre : la femme en se soumettant à son mari ; le mari en donnant sa vie pour sa femme. Et je ne sais pas laquelle des deux situations est la moins honorable ou la plus enviable.
Et St Paul conclue son invitation à la soumission mutuelle en disant que « ce mystère est grand, je le dis dans le Christ et dans l’Eglise ». C’est-à-dire que plus Paul contemple ce que le Christ a fait pour son Eglise et la manière avec laquelle il a accomplit sa mission, plus il comprend que le mystère de la vie conjugale est grand.
Le coeur de l’action du Christ pour son Eglise, le lieu où cela se résume le mieux, c’est la veille de sa passion qu’il l’a le mieux exprimé. « Prenant du pain, il le bénit, il le rompit, il le donna à ses disciples en leur disant : prenez et mangez en tous ceci est mon corps livré pour vous ». Voyez-vous, lorsque nous mangeons de la salade, ce n’est pas pour devenir salade. Mais lorsque nous communions au corps livré du Christ, c’est pour devenir ce que nous sommes, le corps du Christ (pour employer une formule augustinienne). Les époux qui s’engagent l’un envers l’autre dans le sacrement du mariage pourraient aussi bien dire à condition de ne pas trop sexualiser la formule : « Ceci est mon corps livré pour toi et j’accueille le tien ». Communier au corps du Christ, c’est encore demander à être plus encore un corps livré, engagé de tout son être dans une relation qui porte en plénitude le mystère de la foi.
Accueillir le Christ pour mieux nous accueillir les uns les autres ; accueillir le Christ pour être le Christ pour l’autre, pour devenir l’étranger-hospes de l’autre et ne jamais devenir un étranger-hostis, tel est l’enjeu fondamental de l’engagement chrétien dans le mariage.
© Bruno Feillet