Introduction générale
QUE DEMANDE LA RATIO INSTITUTIONIS ?
Vous le savez sans doute, les évêques de France, à la demande de Rome, ont réaménagé le programme des études dans les séminaires. En particulier la part de la philosophie s'est vu doublée au premier cycle. Cela a eu des conséquences immédiates sur le programme des études de morale. La morale sera abordée au premier cycle essentiellement sous son angle philosophique et au second cycle sous un angle plus théologique.
La ratio précise qu'en « premier cycle, il convient en priorité de faire prendre conscience aux candidats de la dimension morale de l'existence, de son importance et de sa nécessité dans la vie chrétienne. Ainsi sera favorisée la liberté de chacun dans le discernement quant à son choix futur; et sa capacité à acquérir et à développer un jugement de pasteur s'en trouvera renforcée. Il s'agit de permettre une approche sereine des débats qui se poursuivent aujourd'hui, à ce sujet dans la société et dans l’Eglise.»1
Ce petit paragraphe appelle trois remarques :
1. Vous êtes invités à découvrir qu'en fait, il n'y a pas d'existence humaine qui ne présuppose une dimension morale. Nous verrons plus précisément ce qu'il en est mais retenons qu'il n'y a pas d'humanité sans morale sinon nous serions purement et simplement réductible aux autres animaux. Les animaux n'ont pas de morale! Ensuite, ce qui va pour l'humanité, le plus universel, se comprend et vaut aussi pour le groupe particulier de ceux qui ont reconnu le Christ Jésus comme leur Seigneur. La foi chrétienne ne dispense pas de la morale. En fait elle la requiert doublement, au nom de la raison et au nom de la foi. C'est là aussi un débat que vous aborderez au cours de vos études.
2. Ce cours n'est pas seulement un travail de connaissances théoriques à acquérir. Plus que d'autres cours sans doute, l'étude de la morale profite d'abord à l'étudiant lui-même. Et cela à plus d'un titre : pour approfondir sa moralité personnelle , pour favoriser sa liberté (et nous verrons ce qu'il en est de la liberté et des déterminismes) autrement dit pour l'aider dans son discernement personnel sur lui-même tant par rapport à sa vie personnelle que par rapport à sa vocation presbytérale (la grande prière d'ordination s'exprime en ces termes : « Qu'il incite à la pureté des mœurs par l'exemple de sa conduite »2 ; enfin, un tel cours peut aider à acquérir un certain jugement pastoral, à ne pas être trop naïf face aux diverses situations humaines. Le jugement pastoral ne s'oppose pas à la charité pastorale mais celle-ci a besoin d'une bonne vision des choses pour s'exercer en vérité.
3. Le troisième aspect du cours porte sur la capacité de comprendre les débats contemporains, leurs enjeux, leurs limites tant dans la société que dans l'Eglise. Les théories sont en effet nombreuses et jamais le débat sur la morale ou sur l'éthique n'a été plus d'actualité. Un article de Geneviève Médevielle s'intitule « Arrivés après la bataille »3 laisse entendre que les discussions, y compris entre théologiens catholiques ont été sanglantes et qu'à certains égards, il y a eu des « morts », des personnes interdites d'enseignement. Ceux qui arrivent après la bataille, c'est vous. Mais il ne faut pas croire que toutes les discussions ont trouvé des solutions qui satisfont tout le monde. Nous demeurons affrontés à une pluralité de théories morales, y compris entre catholiques.
Bref ! Vous l'aurez compris, ce cours que nous abordons ensemble a des enjeux fondamentaux qui obligent l'enseignant a beaucoup de sérieux mais qui convoquent les étudiants à ne pas passer à côté.
Le programme de la Ratio institutionis est donné très succinctement. Il s'agit d'acquérir « les données fondamentales en vue de mettre justement en place les éléments rationnels du jugement moral: le bien, le mal, la conscience, les vertus, le bonheur, le devoir, l'obligation, la raison, le sentiment, ... »4 Puisque c'est un cours de philosophie morale, ce sera du point de vue philosophique que nous aborderons ces questions. La foi, quant à elle, articule tous ses éléments à l'intérieur de la Révélation.
LA MORALE DANS « FIDES ET RATIO ».
FIDES ET RATIO: ARTICULER LA FOI ET LA RAISON.
Cette encyclique, récente, nous donne, nous redonne les conditions de possibilité de notre travail. En effet, il s'agit pour Jean-Paul Il de montrer que la foi et la raison, lorsque cette dernière est droite ne peuvent être contradictoires. Dire qu'elles « sont comme les deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation de la vérité » (n°1) c'est affirmer qu'elles collaborent à une même tâche, chacune selon son mode propre. L'image laisse entendre aussi que se passer de l'une ou de l'autre rend boiteux le vol de l'oiseau en quête de vérité.
Mais une fois que l'on a affirmé la coexistence de la foi et de la raison au service de la vérité, on n'a pas tout dit pour autant. Encore faut-il montrer comment elles travaillent ensemble, comment se présentent cette collaboration. Si au n°73 Jean-Paul Il rappelle que « la relation qui doit s'instaurer entre la théologie et la philosophie sera placée sous le signe de la circularité » c'est-à-dire que et la foi et la raison ont tout à gagner de ce travail méthodologique en commun, il faut aussi dire que mode de travail de la science éthique et de la science théologique n'est pas le même. Ensuite il convient aussi de rappeler, ce qui ne l'est peut-être pas assez, que c'est essentiellement (et non plus au niveau méthodologique) que la raison se reçoit du Créateur comme un don fait à l'homme, et c'est la foi qui le lui dit. C'est bien ce que disait déjà le concile Vatican I : « Bien que la foi soit au-dessus de la raison il ne peut jamais y avoir de vrai désaccord entre elles. ( ... ) Non seulement la foi et la raison ne peuvent jamais être en désaccord, mais encore elles s'aident mutuellement. La droite raison démontre les fondements de la foi ; éclairée par sa lumière, elle s'adonne à la science des choses divines. La foi, elle, libère et protège la raison des erreurs et lui fournit de multiples connaissances. »5 Jean-Paul Il ne dit en fait rien d'autre.
Il reste que la possibilité de travailler au niveau de la droite raison (recta ratio) nous ouvre aussi le champ du dialogue avec tous les hommes de bonne volonté qui usent droitement de la raison. Ce concept de « raison droite »6 est assez difficile à utiliser car il se distingue de celui de la conscience droite (point de vue subjectif) sur lequel nous aurons à revenir abondamment. En fait, c'est la foi qui dit, de son point de vue, que la raison s'est exercée ou a été exercée droitement. « Quand la raison réussit à saisir et à formuler les principes premiers et universels de l’être et à faire correctement découler d'eux des conclusions cohérentes d'ordre logique et moral, on peut alors parler d'une raison droite ou, comme l'appelaient les anciens, de orthos logos, recta ratio. » n°4. Pour le dire autrement, le concept de raison droite est un concept théologique puisqu'il n'est applicable et utilisable que du point de vue de la théologie. En tout cas, c'est dans cet esprit que nous tâcherons de faire de l'éthique philosophique ou encore de la philosophie morale.
Avant de voir ce que dit l'encyclique sur la philosophie morale, il me faut encore noter une difficulté sur laquelle nous reviendront : il s'agit de la polysémie, de la pluralité de significations qui entourent le mot « d'autonomie ». Bien souvent, seul le contexte peut nous permettre de déterminer si cette autonomie est affectée d'un facteur positif ou négatif. Nous reviendrons évidemment sur la question de l'autonomie qui est une question centrale en morale. Mais notez déjà que lorsqu'elle est assimilable à l'autarcie, close sur elle-même, l'autonomie de la raison humaine risque de se perdre dans les méandres de la raison raisonnante faute d'objet ou de but extérieur à elle-même. En revanche, lorsque cette autonomie se reçoit explicitement d'une transcendance, elle est perçue par le magistère de manière très positive. Vous trouveriez le même débat dans le Concile Vatican II à propos de la sécularisation.7
QUE DIT FIDES ET RATIO A PROPOS DE LA MORALE ?
Les statistiques vous montreraient que « morale » revient 20 fois dans l'encyclique dont 7 fois dans l'expression « théologie morale ». «Ethique » revient, quant à elle, 17 fois dont 2 fois dans l'expression « éthique philosophique ». L'expression philosophie morale n'existe pas comme telle. Il semble que pour une clarté du vocabulaire, Jean-Paul II a choisi de réserver la morale pour le versant théologique et l'éthique pour le versant philosophique. Mais sur le fond, cela n'apporte pas grand chose. La distinction entre éthique et morale est une affaire d'école. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
Le n°68 est particulièrement décisif pour la compréhension du cours. « La théologie morale a peut-être un besoin encore plus grand de l'apport philosophique. En effet, dans la Nouvelle Alliance, la vie humaine est beaucoup moins réglée par des prescriptions que dans l'Ancienne Alliance. La vie dans l’Esprit conduit les croyants à une liberté et à une responsabilité qui vont au-delà de la Loi elle-même. L’Évangile et les écrits apostoliques proposent cependant soit des principes généraux de conduite chrétienne, soit des enseignements et des préceptes ponctuels. Pour les appliquer aux circonstances particulières de la vie individuelle et sociale, le chrétien doit être en mesure d'engager à fond sa conscience et la puissance de son raisonnement. En d'autres termes, cela signifie que la théologie morale doit recourir à une conception philosophique correcte tant de la nature humaine et de la société que des principes généraux d'une décision éthique. »
Trois remarques :
- Comment ne pas comprendre à la fois l'exigence du travail intellectuel qui nous est fait et d'autre part l'enthousiasme ou la confiance extraordinaire que met le Pape dans le travail de la raison.
- Il faut aussi entendre l'importance du travail de la conscience qui doit s'engager à fond. La question morale n'est donc pas une affaire de savoir mais qui met en jeu la profondeur et le sens de chaque vie humaine.
- La seconde remarque porte sur la dernière phrase qui articule théologie morale, philosophie de la nature humaine (anthropologie) et décision éthique. Ce ternaire est tout à fait fondamental pour bien situer notre travail. Il n'y a pas d'éthique qui ne présuppose une anthropologie et pas d'anthropologie qui ne se situe dans une patrie spirituelle (fut?elle agnostique ou athée). C'est pourquoi, il sera toujours intéressant de poser aux éthiques que nous rencontrerons la question anthropologique et la question métaphysique. Pour quel homme est cette éthique ?
Dans quel univers, dans quelle vision du monde cet homme est-il compris (aux deux sens du mot comprendre) ?
C'est à la même conclusion qu'aboutit Jean-Paul II au n'98 lorsqu'il écrit: « L'éthique que l'on attend implique et présuppose une anthropologie philosophique et une métaphysique du bien. » Le jour où vous prendrez le temps de réfléchir sur la morale chrétienne et sa spécificité, c'est, me semble-t-il, à l'intérieur de ce cadre que ce sera le plus opératoire.
Le plan du cours va essayer à la fois de fonder la question morale (d'où vient la question morale), d'en donner les conditions de possibilité (quelle anthropologie ? quelle expérience du réel ? ... ). Ensuite, nous tâcherons d'écouter les grands auteurs selon tel ou tel aspect de leur œuvre. Ce qui nous permettra d'aborder à travers des thèmes, l'histoire de la morale. Enfin, si la morale porte bien sur l'action, nous conclurons ce travail sur la manière de décider pour un acte moral particulier ou pour un autre : qu'en est-il exactement du discernement éthique ?
Afin de permettre une meilleure assimilation des cours, je propose qu'il y ait un travail dirigé, tous les deux cours sur des textes précis et que j'espère pas trop difficiles. A chaque fois, il y aura la présentation du texte par l'un d'entre vous mais un autre se chargera de faire le résumé de la séance et de le présenter au cours suivant. Le but d'une telle opération est de nous aider à comprendre, à faire comprendre et à vérifier tout cela. Ce n'est pas parce que quelqu'un doit lancer exposé au cours du T.D. que les autres sont dispensés de préparation, bien au contraire.
1. Ratio institutionis, p. 101.
2. Rituel d'ordination, p. 101.
3. Geneviève MEDEVIELLE, « Arrivés après la bataille », in Revue d'éthique et de théologie morale, « Le Supplément », n°200, mars 1997, pp. 107-124.
4. Ratio institutionis, p. 87.
5. Constitution Dei Filius, ch. 4, [FC 99? 101 ]
6. A ce sujet on pourra lire : Joseph FUCHS, Existe-t-il une « morale chrétienne » ?, Duculot, Gembloux, 1973. Spécialement le troisième chapitre pp. 52-92.
7. Cf. GS 41, 2 : « Car, si le même Dieu est à la fois Créateur et Sauveur, Seigneur et de l'histoire humaine et de l'histoire du salut, cet ordre divin lui-même, loin de supprimer la juste autonomie de la créature, et en particulier de l'homme, la rétablit et la confirme au contraire dans sa dignité. ». Cependant il y a un risque. Cf. GS 41, 3 : « Nous sommes, en effet, exposés à la tentation d'estimer que nos droits personnels ne sont pleinement maintenus que lorsque nous sommes dégagés de toute norme de la loi divine. Mais, en suivant cette voie, la dignité humaine, loin d'être sauvée, s'évanouit. »